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nouveau que jadis hommes et femmes ont vécu dans la promiscuité. — Peut-être ; cependant, comme la famille existe chez beaucoup d’animaux, il n’est pas démontré qu’elle n’ait existé à aucun degré chez les premiers hommes[1]. Peu importe d’ailleurs : les moralistes d’aujourd’hui ne font pas une morale pour les sauvages ; ils la font pour les civilisés, et ils soutiennent que ce n’est pas seulement la pression sociale, mais une certaine valeur intrinsèque qui commande philosophiquement et scientifiquement certains actes.

— Les psychologues, dit-on, « en restituant l’élément de conscience parmi les explications des faits moraux et sociaux, introduisent presque toujours une erreur ; car ils restituent non pas l’état de conscience qui fut vraiment celui des acteurs et de leurs contemporains, mais « un autre état qui nous est propre[2]. » — Autant dire qu’il n’y a plus d’histoire possible, ou du moins plus d’explication historique, et que nous ne pouvons parler ni de l’ambition de César, ni du désintéressement d’Aristide, sous prétexte que l’ambition de César et le désintéressement d’Aristide avaient leurs « nuances propres, » qui ne sont pas celles de notre ambition à nous, de notre désintéressement à nous. Si l’on refuse ainsi au psychologue tout droit de raisonner par analogie et tout droit d’interpréter les « faits » bruts, on ne pourra même plus trouver de mots pour décrire les mœurs, coutumes, croyances. A vrai dire, les prétendus faits, données de l’histoire sociologique, ne sont pas plus des faits ni des données que tout le reste, à moins de s’en tenir aux constatations matérielles les plus grossières et de dire : on épousait ou on n’épousait pas sa sœur, on vivait ou on ne vivait pas en promiscuité, etc. Dès que vous voulez préciser, décrire et interpréter, vous raisonnez par analogie, qu’il s’agisse de mœurs sociales aussi bien que de mœurs individuelles.

Il n’est donc pas vrai que la méthode scientifique consiste uniquement, « quand il s’agit de croyances, de sentimens, de pratiques, de rites fort éloignés de nous, » à en chercher le sens et l’origine « dans une étude objective de leurs circonstances et de leurs conditions. » Si éloigné que soit de nous le sauvage qui frappe son fétiche pour le punir de ne pas l’avoir protégé, nous comprenons beaucoup mieux ce fait en nous mettant, par la

  1. Voir les Notions de sociologie de M. G. Richard, Paris, Delagrave.
  2. Lévy-Bruhl, ibid., p. 119.