Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Selon les positivistes sociologues, il faut « nous déprendre de ce qui nous intéresse subjectivement dans les faits moraux. » Il faut regarder les sciences sociales, comme toutes les autres, bien que l’objet de ces sciences soit en quelque façon nous-mêmes, « du même œil que s’il s’agissait de sels ou de cristaux. » N’a-t-on pas, ajoutent les positivistes, séparé la physiologie humaine de la thérapeutique et de la médecine ? Il faut transporter à la morale la même méthode, il faut la faire rentrer dans la science des faits ; refusons-lui de poser des fins, des doit-être, même des idéaux proprement dits, pour la réduire à une science de réalités toutes faites, — Mais, demanderons-nous, est-il certain qu’il y ait des « faits moraux, » analogues aux autres faits, c’est-à-dire produits et donnés objectivement, indépendamment de nous ? Les positivistes ne s’aperçoivent pas que la notion même d’où ils partent est impossible. Il n’y a de faits moraux que les actions d’une volonté qui agit sous un idéal moral, et cet idéal lui apparaît comme non donné en fait, comme ne pouvant être donné que par la « bonne volonté. » Assimiler cette situation a celle du cristallographe ou du chimiste étudiant les s. els, c’est négliger des oppositions qui sont fondamentales pour la science même. La volonté humaine ne se « cristallise » que sous l’influence d’idées-forces par lesquelles elle conçoit et désire sa forme idéale.

— Le physicien, disent encore les positivistes, n’a jamais eu l’idée de rechercher quelles devraient être les lois de la nature, mais « il se demande tout uniment quelles elles sont ; » cette même méthode s’applique à la morale. « On ne fait pas la morale d’un peuple ou d’une civilisation, par la raison qu’elle est déjà toute faite[1]. » — Nous retrouvons ici l’assimilation inexacte de ce qui dépend de nous, au moins partiellement, avec ce qui ne dépend pas de nous. La nature physique ne dépend pas de nous, la nature des sociétés passées et présentes, la nature sociale ne dépend pas de nous ; mais notre propre moralité, ou, si l’on veut, notre nature à venir, et même celle de la société à venir, dépendent en partie de nous. Un Epictète n’aurait pas tort de dire que, s’il est vrai qu’il existe actuellement une morale collective, indépendante de notre volonté, encore est-il que l’individu doit la faire sienne en l’adoptant, ou s’en construire

  1. Lévy-Bruhl, ibid.