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d’un côté des notes recueillies avec une scrupuleuse exactitude, sans passion aucune, du ton d’un homme qui a pris son parti et sait ce qu’il veut ; d’ailleurs nul mérite littéraire, sauf la simplicité qui est en elle-même une distinction. On se représente le prisonnier tel qu’il était à Parkhurst, calme, bien équilibré, d’une taille fort au-dessus de la moyenne, avec ce tempérament de sportsman, qui prend plaisir, faute d’autre exercice, au plus grossier travail manuel et goûte presque la nouveauté, étant né comme il dit, avec une cuillère d’argent dans la bouche, de manger avec une fourchette de plomb tout autre chose que des truffes. Celui-ci, quel qu’il fût, a pour ainsi dire purgé sa honte en la faisant servir au bien.

L’autre, nerveux, impressionnable, maladivement pervers, a exhalé dans un chef-d’œuvre les sentimens, les sensations multiples de l’artiste qui, « vivant plus d’une vie, meurt aussi de plus d’une mort. » Il faut lire le récit poignant de l’exécution dans la prison, exécution silencieuse, invisible, que révèlent seuls les battemens à l’horloge du coup de huit heures et que cependant le malheureux a vue, entendue dans ses plus minutieux et plus atroces détails ; il faut lire et relire ce morceau qui vous hante pour savoir jusqu’à quel point peut être porté le don terrible et superbe de l’imagination ; c’est lui, bien plus que les juges et les bourreaux, qui inflige le pire châtiment, qui en centuple la cruauté, qui fait peser sur l’âme d’un seul les crimes, les remords, les supplices de tous jusqu’à ce que s’ensuive, comme il arriva pour Oscar Wilde, que dans la maison du lépreux se brise le vase rempli d’un parfum très rare. Seul aujourd’hui le parfum reste, le parfum acre et sanglant, mais de grand prix qui a nom The Ballad of Reading Gaol[1].

  1. Complétée par l’œuvre poignante en prose qui parut après la mort de l’auteur sous le titre de De Profundis (Methuen and C°, London, 1905) et où l’on trouve, avec des paradoxes inouïs, d’admirables pages indiquant l’effet d’un tempérament exaspéré d’artiste sur toute la conduite de l’homme et ce que l’isolement, le silence de la geôle, peuvent produire chez cet être changeant, fluide, déséquilibré qui ne conçoit la vie que pour le mode unique de l’expression : « De l’autre côté du mur de la prison, il y a quelques pauvres arbres tout noirs, salis par la suie et qui commencent à pousser des bourgeons d’un vert presque criard. Je sais très bien ce qui leur arrive : ils trouvent le moyen de s’exprimer. »