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roulotte jaune, il a osé élever la voix pour réclamer un réverbère dans la grande rue et l’amélioration du système des eaux, lors de l’institution d’un certain conseil de paroisse, privilège de date récente accordé par le Parlement aux ruraux désireux de conduire leurs propres affaires ; et il a voté hardiment pour le député censé radical. N’est-ce pas la révolution qui se prépare ? Que faire, sinon l’étouffer dans le germe ? La duchesse se trouve impuissante à défendre ses protégés, victimes de subalternes plus puissans que les maîtres. Elle qui vient d’un continent libre où chacun a sa place au soleil, souffre amèrement en pensant au prix terrible qui paye la prospérité dont elle est entourée : ces pêcheries, ces chasses à courre et à tir, ce luxe d’une aristocratie qui se croit généreuse, luxe démesuré dont meurt le paysan. Tout, en effet, est aux mains du grand propriétaire et du gentleman fermier ; la horde qui peine au jour le jour sera toujours battue par l’étranger libre de cultiver un lopin de terre à lui. La duchesse se sent complice d’iniquités dangereuses, elle mesure le néant de cette « active oisiveté » qui est devenue son lot : la société, dont elle n’avait considéré d’abord que la distinction extérieure, l’éblouit de moins en moins ; elle, en découvre les tares secrètes, elle la voit minée d’ailleurs sur plus d’un point, notamment par le règne de l’usurier, de l’homme d’affaires retors qui se glisse dans ses rangs en extorquant des signatures, en achetant les vieux châteaux, en ramassant tout ce qui tombe.

Chez elle cependant continuent les fastueuses réceptions par séries ; Allonby héberge de très grands personnages d’une parfaite nullité qui n’ont à la bouche que la pêche du saumon et la chasse au renard, des femmes endurcies par les exercices violens, joueuses de bridge enragées, froides au demeurant et dures comme de l’acier poli. Quelques-unes se posent en socialistes, mais leur hôtesse ne trouve aucun plaisir à ces balbutie-mens vagues, à cette pose puérile. Le fusil n’est pas chargé, dit-elle, ce sont des jeux d’enfans, des jeux ridicules. Oui, le monde commence à l’ennuyer ferme ; elle se réfugie dans l’amour profond qu’elle a pour son mari à qui elle ne peut cependant conseiller d’aller à l’école de la roulotte jaune. Celle-ci poursuit sa propagande sur les grands chemins, elle roule en réclamant, toujours la terre pour le peuple, l’État propriétaire, et comme : fermiers tous ceux qui savent se servir de leurs bras.