Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quelquefois les discussions politiques ont lieu publiquement dans Hyde Park entre le vieux 48 et un certain tailleur qui se pique de conservatisme ; mais ils se ménagent des rencontres moins solennelles dans la cour humide pour le grand plaisir des voisins qui alors se mettent tous aux fenêtres. Les rugissemens d’une querelle de ce genre troublent singulièrement le plaisir d’un certain thé que Tilda donne dans sa chambre à ses amis avec un brin de formalisme, — thé très noir, fortifié de sandwiches épais d’un pouce. Il est difficile de causer avec Tilda, qui prend volontiers la politesse pour de l’ironie et se méfie des complimens ; mais, à défaut de conversation, chacun exhibe ses petits talens : Nancy, la jeune poitrinaire, chante avec trémolos une romance sentimentale et Covey imite les chants d’oiseaux. S’il était capable de s’habiller convenablement, il ferait fureur dans les cafés-concerts, mais mettez-lui donc un habit noir ! L’habit craquerait du haut en bas. Cependant les débats politiques continuent dans la cour, Tilda finit par les interrompre en se montrant à la fenêtre pour lancer un torrent d’injures et un paquet de fleurs fanées à la tête des champions. C’est Boadicée en personne que cette bouquetière, capable d’une sorte de moralité par dédain du vainqueur. Bien loin d’être soumise à Covey, elle le domine, le traite de haut. Bref, Tilda, nous ne pouvons trop le répéter, est, malgré sa parfaite ignorance de toute grammaire, la femme distinguée de John Street. On le voit bien, à l’occasion du Jubilé, lorsqu’elle entreprend de garnir de fleurs, à ses frais, la table des enfans, pour le banquet royal donné aux pauvres du quartier.

Personne dans Londres ce jeudi-là, le troisième jour des fêtes, ne se couchera sans souper. O miracle !

Dans le vaste entrepôt arrangé pour la circonstance, la table de Tilda, de l’avis des dames patronnesses, est un chef-d’œuvre. Elle a employé, pour la garnir, tout l’or qu’elle cache dans son corsage sous forme de bagues enfilées qui représentent ses placemens. Covey lui-même plie sous le poids des fleurs rapportées du marché. L’effet de cette table brillante, entourée d’enfans misérables à tirer des larmes de tous les yeux et parmi lesquels on compte un certain nombre d’estropiés, est tel que les hôtes royaux le remarquent dès leur arrivée. La princesse a su par les dames patronnesses la générosité de Tilda qui refuse tout salaire ; elle la félicite de son goût : — Ce doit être délicieux de vivre à la campagne parmi ces belles fleurs.