Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par la qualité des personnages. L’Espagne n’est plus ici, comme dans le Domino noir, l’Espagne du « monde, » mais celle du peuple. « Mon amoureux ri est pas un capitaine, pas même un lieutenant. Il n’est que brigadier, mais c’est assez pour une bohémienne. » Voilà les deux « héros, » et leur entourage, contrebandiers et toreros, leur ressemble. Autant la condition des personnages est humble, et même basse, autant leur caractère est individuel et comme concret. Ils sont, beaucoup plus qu’ils ne représentent. Et c’est le point où Carmen diffère peut-être de l’Arlésienne, l’autre chef-d’œuvre de Bizet. Il semble que l’Arlésienne, plus brève, enferme en un raccourci de musique une plus large et plus haute humanité. Telle phrase de l’Arlésienne se dépasse ou se déborde elle-même, et paraît s’étendre et s’élever à l’infini. Sans doute on rencontre dans Carmen aussi quelques phrases, quelques pages même de cette portée. Mais l’œuvre, en son ensemble, ne prétend pas à tant de grandeur. Elle n’excède ni son genre ni son idéal. Aussi, quoique les siens ne l’aient pas reçue d’abord, c’est bien parmi les siens qu’elle était venue. Jamais à l’Opéra-Comique l’amour n’avait eu tant de violence, et la mort surtout tant d’horreur ; mais jamais la vie non plus, la vie moyenne et populaire, celle de la rue, de la taverne, n’y était apparue plus vivante et plus conforme à la réalité.

Ne trouverait-on pas un grain de réalisme jusque dans la poétique, dans l’exotique Lakmé ? Le pays de Lakmé, c’est l’Inde « avec les Anglais, » et l’infidèle amant de la fille des Brahmes est sans doute le plus séduisant, mais le plus moderne aussi des officiers au service de Sa Majesté Britannique. Infiniment moins riche et moins forte que la musique de Bizet, la musique de Delibes reste plus constamment fidèle au ton de l’opéra-comique. Pas une seule fois elle ne dépasse le caractère, ou le demi-caractère du genre. Héroïne d’amour, et jusqu’à la mort, la petite Hindoue est une sœur gracieuse de l’Africaine, mais gracieuse seulement. Elle ne cherche pas, pour mourir, l’ombre d’un arbre immense et le suc d’une fleur suffit à son suicide d’enfant.

Le même musicien qui fut dans Lakmé l’un des maîtres modernes de l’opéra-comique sentimental, a laissé dans le Roi l’a dit un modèle charmant de l’opéra-comique spirituel. Ici les amours ne sont qu’amourettes ; on s’aime un peu, beaucoup peut-être, jamais passionnément ; on ne s’embrasse pas à grands