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chefs-d’œuvre nationaux, civiques même entre tous, qui ne sont rien que nous ne soyons et qui sont tout ce que nous sommes.

Chef-d’œuvre aussi peut-être, et sans doute le chef-d’œuvre de son auteur, le Domino noir (1837) est loin d’être un de ces chefs-d’œuvre-là. Quelque chose du genre français, et de la France, resta toujours en dehors — et au-dessus — de la musique d’Auber, fût-ce, comme celle-ci, de la plus charmante. L’esprit d’Auber, a dit un jour avec beaucoup de finesse le comte Delaborde, était cet esprit « qui sait à force de bon sens et de bonne grâce, donner à l’idéal lui-même une signification pratique et nette. » Le talent du musicien tient en ce peu de mots qui semblent contraires et qu’Auber a conciliés. Tout au plus faudrait-il ajouter que si dans son œuvre la bonne grâce est souvent égale au bon sens, la signification pratique y domine de beaucoup l’idéal et l’absorbe.

La comédie musicale se fait avec Auber exclusivement romanesque ; le romantisme, — qu’il soit le goût des choses lointaines, ou celui des choses passées, — n’y a plus aucune part-Elle ne se plaît, ne s’attache à rien d’autre qu’au mouvement, à l’action, à l’intrigue : à la plus mince, il est vrai, mais à la plus divertissante aussi, où l’ingéniosité de l’imbroglio n’est surpassée que par l’imprévu du dénouement. C’est une exception dans l’œuvre d’Auber qu’un troisième acte du Domino noir, où la musique représente, ou contrefait, la vie au couvent (et dans un couvent de femmes), avec la plus spirituelle et la plus innocente ironie. Auber le plus souvent se contente de mettre en musique non pas les mœurs, encore moins les caractères, mais les aventures. On sait lesquelles et comment Weiss, à propos des Diamans de la Couronne, en a plaisamment célébré l’extravagance, ou la folie. Il est juste d’ajouter que dans la dramaturgie de Scribe et Auber, la singularité se combine volontiers avec la médiocrité, voire avec la platitude. Le merveilleux de ce répertoire est un merveilleux terre à terre et bourgeois ; ce romanesque est celui d’un roman-feuilleton qui serait sans horreurs. On ne peut assez répéter le mot connu d’Auber sur un de ses confrères, et qui le définit lui-même avec exactitude : « Je l’attends quand il voudra faire chanter des chaises et des fauteuils. » Auber n’a presque jamais voulu davantage. Pendant un demi-siècle il a tenu cette gageure, — et il l’a gagnée, — de faire chanter, à la faveur et comme sous le masque d’histoires ou de