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famille, le jeune homme partit subitement. Sans s’arrêter, fût-ce un jour, à Madrid, où l’attendait anxieusement sa sœur la religieuse[1], il voyagea d’une traite de Valence à Paris, où cette brusque arrivée suscita chez les siens plus de surprise à coup sûr que de joie. Et de nouveau reprit l’idylle interrompue, avec une recrudescence de tendresse, au souvenir du cruel passé.


VIII

Pour qui n’est pas personnellement en cause, rien de monotone comme l’amour, de fastidieux comme le bonheur. Aussi n’essaierai-je point de peindre une seconde fois les ivresses de ce couple emporté dans l’azur des rêves. Tous deux également exaltés, également imaginatifs, ils se découvraient chaque matin des perfections et des beautés nouvelles, vivant dans une mutuelle extase, et justifiant cette apostrophe de Guibert à Mora : « La mort t’enleva au milieu de ta carrière, mais, en quelques années, tu épuisas tout le bonheur que le ciel peut accorder aux hommes sur la terre[2] ! » Ils se voyaient sans cesse, passant les matinées souvent en tête à tête, se retrouvant presque quotidiennement dans les dîners, dans les soupers, où leurs amis communs ne manquaient pas de les convier ensemble. Il semble bien que cette période eût été pour Mora, s’il s’y fût prêté davantage, l’apogée de sa gloire mondaine. Nul n’était plus fêté que lui dans les réunions littéraires où il consentait à paraître ; il n’était de salon fameux où l’on ne prétendît l’avoir ; la marquise du Deffand elle-même en oubliait ses préventions, pour prier à souper l’admirateur attitré de Julie, avec l’élite de ses plus brillans commensaux, les Beauvau, les Stainville, l’archevêque de Toulouse, le comte de Greutz, Caraccioli : « Cela ne se passa pas mal, » mande-t-elle le lendemain à Walpole[3].

Ces plaisirs, ces succès, ces joies de vanité, glissaient sans y laisser de trace sur l’âme du jeune Espagnol. « Au milieu de la dissipation de la Cour, écrit Mlle de Lespinasse, étant l’objet de

  1. « Je suppose, écrit cette dernière à Villa-Hermosa, que tu as le plaisir d’avoir en ta compagnie notre cher Pepe, sur l’arrivée duquel nous comptions ici à la fin du mois passé. Je souhaite qu’il ait bientôt recouvré entièrement sa santé ! » (Lettre du 4 août 1171. Retratos de Antano.)
  2. Éloge d’Eliza.
  3. Lettre du 17 décembre 1771. — Édition Lescure.