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résistance, il faut tenir ici grand compte de motifs d’ordre moins élevé et, pour ainsi dire, plus bourgeois. Il n’est pas douteux, en effet, que, chez ce couple d’amoureux, presque dès l’origine de leur intimité surgit la pensée du mariage, et que, de jour en jour, à mesure qu’ils se connurent mieux, l’idée grandit, prit corps, devint enfin une résolution arrêtée.

Bien que les deux intéressés eussent gardé ce secret avec un soin jaloux, certains de leurs contemporains en eurent pourtant un vague soupçon. Marmontel, notamment, dans un passage de ses Mémoires, en parle assez ouvertement, et il y joint un perfide commentaire, insinuant que Julie, plus ambitieuse que réellement éprise, joua la comédie de l’amour pour s’assurer un beau parti. Une note de Morellet, oncle de Marmontel, proteste énergiquement contre cette calomnie, que dément d’ailleurs toute la vie de Mlle de Lespinasse ; mais, tout en se portant garant du désintéressement de Julie, il insiste sur le désir qui la poussait vers ce mariage : « Et il n’y a rien de mal à cela, » conclut-il justement[1]. Ce qui, malgré ces témoignages, n’était encore qu’une simple conjecture, se change en certitude par suite des documens nouveaux qui ont été mis sous mes yeux. Certaine note manuscrite de Mme de Guibert[2] rapporte qu’elle tenait le fait de la bouche même de Luis Pignatelli, frère cadet de Mora : « Ils étaient fiancés, me dit-il, et le mariage aurait eu lieu sans l’infidélité de Mlle de Lespinasse, suivie de la mort de mon frère. » Une lettre de Suard à Julie fait allusion à ce projet, dont elle lui avait fait confidence : « J’aurais bien voulu être plus instruit de l’état de votre cœur et savoir où en sont vos espérances. Quand pourrai-je vous savoir heureuse ? Vous me devez ce bonheur-là, pour me consoler du sentiment de vos peines[3]. » Julie elle-même, dans un passage que j’aurai bientôt à citer, fait sur ce point des aveux à Guibert, de la plus transparente façon. Enfin les lettres des Fuentès conservées dans les archives de la maison de Villa-Hermosa achèvent de lever tous les doutes, en exprimant les inquiétudes que leur inspire ce dessein de leur fils[4].

Il est donc avéré que Mora, fortement épris, voulait consacrer

  1. Mémoires de l’abbé Morellet. Pièces justificatives.
  2. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  3. Lettre du 24 mai 1770. Archives du château de Talcy.
  4. Retratos de Antanos, passim.