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et auquel elle a dû, dit-elle, d’avoir « senti quelques momens tout le prix que peut avoir la vie. » — « J’étais aimée, s’écriera-t-elle ; à un degré où l’imagination ne peut pas atteindre. Tout ce que j’ai lu était faible et froid en comparaison du sentiment de M. de Mora. Il remplissait toute sa vie ; jugez s’il a dû occuper la mienne ! » Et se rendant justice sur les joies dont elle-même a payé, en retour, « cette âme forte et passionnée du plaisir d’être aimée, » elle fait ainsi parler l’homme qui dort dans la tombe : « Il comparait ce qui l’avait aimé, ce qui l’aimait encore, et il me disait sans cesse : Oh ! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières. Votre âme a été échauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent nées sous les glaces de la Laponie[1] ! »

La chaleur de ces expressions, le délire qu’elles révèlent, soulèvent une question délicate : de quelle nature fut la liaison de ces deux êtres passionnés, libres tous deux, tous deux également affranchis de scrupules religieux, également dédaigneux des conventions sociales ? Pour la plupart des biographes modernes, la chose ne fait point doute. Un amour si fougueux, disent-ils, n’a pu demeurer platonique ; et de ce que Julie fut plus tard, sans conteste, la maîtresse du comte de Guibert, ils tirent cette conclusion qu’elle fut de même la maîtresse de Mora. L’argument n’est pas sans réplique ; je voudrais qu’il me fût permis de réviser un procès sommairement instruit, ou tout au moins d’indiquer les motifs qui peuvent faire croire à l’innocence. Je sais bien que, sur ce terrain, on ne doit s’avancer qu’avec une sage prudence, que c’est un rôle ingrat que celui d’avocat et de champion de la vertu, qu’une affirmation trop précise égaie facilement la galerie, et qu’on risque de s’attirer l’ironique apostrophe de Mme de Lassay : « Comment faites-vous, monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? » Force est pourtant de reconnaître que, des contemporains de Mlle de Lespinasse, aucun n’a suspecté ses relations avec Mora. Parmi les faiseurs de Mémoires, un seul aborde le sujet, et c’est pour affirmer nettement le platonisme : « Elle avait, dit Mme Suard[2], écrit et communiqué à M. Suard, qui lui demanda la permission de m’en faire part, l’histoire de ses sentimens pour M. de Mora. Je puis assurer qu’il n’y a eu entre eux que des communications par lettres et des conversations. »

  1. Lettre de 1775 à Guibert. Édition Asse.
  2. Essais de Mémoires sur M. Suard, passim.