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dégoûtée de tout, s’était abandonnée au besoin et au plaisir d’aimer… Voilà comme j’étais aimée ! » Nulle exagération dans ce langage ; c’est un point sur lequel tous les témoignages sont d’accord. Le sceptique Marmontel lui-même se sert, pour peindre ce spectacle, d’expressions passionnées : « Nous le vîmes plus d’une fois, dit-il, en adoration devant elle. »

Ainsi en est-il de Mora ; mais comment exprimer la révolution qui s’opère chez Mlle de Lespinasse et qui la transfigure au point qu’elle-même ne se reconnaît plus ? Pour la première fois, dirait-on, elle découvre sa vraie nature et prend conscience d’elle-même. Le passé s’évanouit ; une jeunesse nouvelle refleurit ; le monde lui apparaît sous des couleurs qu’elle n’avait jamais vues. Les Mémoires, aujourd’hui perdus, qu’elle avait commencé d’écrire ne s’ouvraient qu’à l’époque de sa liaison avec Mora, « comme si sa vie n’eût daté à ses yeux que du moment où elle l’avait connu[1]. » Dans ce milieu frivole des salons parisiens, où la plupart des femmes, comme elle dit joliment, se contentent d’être « préférées, » et n’ont nul besoin d’être « aimées, » l’ouragan de passion qui s’est abattu sur son âme la dépouille, pour ainsi parler, de tous vêtemens d’emprunt, arrache l’apprêt et le convenu auxquels, malgré sa sincérité naturelle, elle n’a pu jusqu’alors échapper d’une façon complète, met à nu son cœur palpitant, brûlé d’ardeurs, déchiré de désirs, dévoile enfin l’éternel fond d’humanité qui reparaît toujours à l’instant des grandes crises. Dès la première heure où elle aime, elle est déjà la femme qui écrira plus tard à M. de Guibert : « J’ai pour vous un sentiment qui est le principe et qui a les effets de toutes les vertus : indulgence, bonté, générosité, confiance, abnégation de tout intérêt personnel. Oui, je suis tout cela quand je crois que vous m’aimez. Mais un doute renverse mon âme, et me rend folle. » Elle n’existe plus désormais que pour celui qui l’a conquise, et elle ne jouit de rien que par rapport à lui. Peut-être est-ce à Mora plus encore qu’à son successeur que s’applique avec vérité cette phrase charmante qui éclôt un jour sous sa plume : « Il me semble que vous avez des droits sur tous les mouvemens et tous les sentimens de mon âme. Je vous dois compte de toutes mes pensées, et je ne crois m’en assurer la propriété qu’en vous les communiquant. »

  1. Éloge d’Eliza, passim.