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J’ai parlé à Gœthe de ta situation, et lui ai dit que je pensais fort à te prendre ici avec moi. Il m’a prié de ne pas me décider trop vite à cela, pour ne pas risquer de nous mettre dans le besoin, tous les deux : car c’est pour moi chose indispensable d’avoir ici une existence conforme au rang que j’occupe. Je lui ai répondu que nous comptions vivre très retirés, et restreindre nos dépenses. « Non, a-t-il dit, cela vous serait impossible, étant donnée la considération universelle que vous vous êtes acquise ! Vous auriez beau essayer, vous ne pourriez pas vous dérober à la société de Weimar ! » Puis il m’a parlé des belles robes que tu devrais avoir, et des enfans qui nous naîtraient bientôt. « Vous êtes un homme excellent, a-t-il ajouté, et votre fiancée doit être une personne parfaite. Combien je voudrais qu’il me fût permis de faire quelque chose pour vous ! » Après quoi, il m’a exposé tout l’état des choses à Weimar, et comment il avait les mains liées, en raison des dettes du pays, et du peu de moyens dont il disposait… Quand je lui ai dit que je songeais à revenir à Hanovre, il m’a vivement déconseillé de le faire. A son avis, j’y serais trop privé de la compagnie d’hommes intelligens et instruits ; et peut-être y aurais-je autant de peine qu’ici à trouver un emploi… Le résultat de notre entretien a été que, pour le moment, je devais me garder de prendre aucun parti trop hâtif, mais que je devais travailler, et fournir de nouvelles preuves de mon talent. Enfin il m’a laissé entendre que, ici même, très prochainement, quelque chose pourrait bien se trouver pour moi.


Le 2 décembre 1825, Eckermann écrit que « Gœthe l’exhorte toujours à avoir de la patience, en lui répétant que, dans le monde, on n’arrive à rien brusquement et d’un seul coup. » Le 3 mars 1826, il se demande si Gœthe « voudra bien l’autoriser à publier dès maintenant ces extraordinaires Entretiens, qui feront le bonheur de sa vie, et répandront par toute l’Europe la gloire de son nom. » La lettre du 26 mai 1826 commence ainsi : « Encore une lettre au lieu de moi-même ! » Le 20 octobre, il écrit à Jeanne Bertram : « Tu as tout à fait raison, ces leçons que je donne ne valent rien pour moi. Je ne serai heureux que quand je pourrai exercer mon talent sans aucune entrave. » Et, le 8 décembre de la même année : « Le temps me parait terriblement long, sans toi ! Je tarde à t’écrire pour t’épargner mes doléances. Jacob a servi sept ans pour conquérir la belle Rebecca ; mais du moins, il demeurait dans sa maison… Je vois bien que je ne parviendrai à tirer parti de mon talent que lorsque tu seras près de moi, et me guideras vers le bien, et, en outre, me donneras du calme et de la gaieté. Napoléon n’a jamais été aussi grand que quand il a eu Joséphine pour compagne. Schiller n’a écrit ses meilleures œuvres qu’après son mariage. »

Nous ne possédons, malheureusement, qu’un petit nombre des réponses de Jeanne Bertram : mais il ne nous est pas difficile