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j’aime tant ce buste que je voudrais le conserver toujours aussi frais. » Mais, pour précieux que lui soit ce cadeau, elle aurait encore préféré recevoir la fameuse « tragédie » de son fiancé, ou un nouveau recueil de vers, un de ces ouvrages qu’il prépare depuis longtemps, et qui doivent lui apporter la fortune et la gloire.

Hélas ! de tous les ouvrages qu’il a en tête, aucun n’est prêt, aucun n’est même sérieusement ébauché. D’abord, le pauvre Eckermann n’a guère le temps d’y travailler : les entretiens avec Gœthe, les diverses besognes à faire pour lui, le théâtre, les visites, tout cela occupe ses journées ; sans compter qu’il a dû, pour gagner quelque argent, accepter de donner des leçons d’allemand à de jeunes Anglais. Encore n’est-ce pas tout : avec l’assentiment de son maître, il a maintenant commencé à noter, chaque jour, le détail des conversations où il a l’honneur de prendre part. Chaque jour il rédige par écrit les principales réflexions de Gœthe sur les hommes et les choses : ce qui va lui permettre, bientôt, d’offrir au monde un livre sans pareil, que les éditeurs de l’Europe entière vont se disputer, et qui, d’un seul coup, associera pour toujours son nom à celui du plus grand des poètes modernes. Que le livre soit seulement en état de paraître, et le mariage se fera tout de suite, et une existence délicieuse commencera, pour le jeune couple ! « Qui sait si nous ne sommes pas, sans nous en douter, tout à fait sur le seuil de notre bonheur commun ? » Mais, surtout, que la chère Jeanne se résigne et ne perde pas confiance ! Quant à lui, Eckermann, le séjour de Weimar lui devient de plus en plus profitable. « Pas un jour sans invitations, par un soir sans distractions, concert, bal, ou théâtre. Ainsi je m’habitue au grand monde, je gagne de l’assurance, et j’apprends à me bien tenir… Récemment, un homme considérable est venu à Weimar exprès, à ce qu’il m’a affirmé, pour faire ma connaissance. De Berlin, aussi, un savant a écrit à M. Schutz, pour lui demander à quel ouvrage je travaillais à présent. »

Et ainsi les mois, les années passent ; et la jeune fille, malgré les déclarations optimistes de son fiancé, commence à se sentir vaguement inquiète. Elle apprend qu’une place d’archiviste est vacante, à Hanovre : pourquoi Eckermann, avec l’appui de Gœthe, ne l’obtiendrait-ilpas ? Eckermann hésite, promet de faire des démarches, et bientôt la place est donnée à un autre. Si, du moins, les deux jeunes gens pouvaient se marier, et vivre modestement à Weimar, peut-être en travaillant tous les deux ? Eckermann soumet cette idée à Gœthe, et, voici la réponse du maître, telle qu’il s’empresse de la communiquer à Jeanne Bertram, le 18 août 1825 :