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tempérament oratoire fît explosion, et que le flot de l’éloquence se déchaînât. Tel est, au point de vue de la pure littérature, l’intérêt de cette lettre : chez celui qui ne s’était encore révélé que comme poète, voici déjà que perce l’orateur.


Vendredi, après vos deux lettres.

Oui, je le vois, je m’étais trompé sur vous ! si c’est vous seule qui avez pu m’écrire les pages inconcevables que je viens de lire, hier au soir et ce matin ! Quoi ? la conscience de votre propre sentiment ne vous suffit déjà plus ? il faut, pour que vous puissiez vous avouer votre amour qu’il convienne à Mlle C… ? qu’il soit approuvé par elle ? qu’il s’arrange avec ses désirs et ses plans ? et déjà ! quoi, déjà ! vous avez pu tracer ces mots : si l’on me force à renoncer à vous !

Je vous le dis avec franchise, je vous le dis dans mon désespoir, j’aurais donné ma vie mille fois, plutôt que de les écrire ou de les concevoir jamais ! Jugez, si vous le pouvez, de l’impression qu’ils m’ont faite, tracés par vous, après huit jours, huit jours seulement ! Achevez plutôt ; dites-moi que vous n’avez rien éprouvé, que vous vous êtes trompée vous-même, que ces courts sentimens n’ont été qu’un songe de votre âme, que vous vous en repentez ! que vous me redemandez vos sermons, que vous me rendez les miens ! Que ne pouvez-vous me rendre aussi mon indifférence ? et le repos dont je jouissais enfin, quand pour mon malheur je vous ai vue ! Mais vous ne le pouvez plus ! Je n’ai pas un cœur qui s’émeuve ni qui s’appaise aisément ! Quand j’aime, c’est pour la vie, c’est d’une manière complète, absolue, inébranlable : vous pouvez briser ce sentiment dans mon cœur, mais vous ne l’en arracherez plus jamais ! Tous les amis du monde se réuniraient pour accuser mon amour, pour le blâmer, pour l’avilir ! que je ne l’en porterais que plus triomphant ! Est-ce avec leurs yeux que je vois ? est-ce avec leur âme que je sens ? est-ce avec leur raison que je juge ? Notre amour ! c’est la partie la plus intime de notre être ! C’est nous-mêmes tout entiers ! et l’immoler ou l’asservir aux sentimens, aux volontés d’un autre, c’est s’enchaîner soi-même, c’est renoncer à sa propre individualité, c’est se faire esclave par son âme ! Et vous ne l’avez pas senti !…

Si ces paroles sont dures, mettez-vous à ma place 1 Figurez-vous que vous aimez comme j’aime, que vous vous êtes donnée toute entière, que vous ne voyez plus que la mort qui puisse rompre les liens que vous venez de former, et que vous recevez deux lettres semblables à celles que j’ai sous les yeux ! Non : je vous l’avoue, jamais rien de semblable n’était entré dans ma pensée. Je connais et je puis supporter le malheur que le seul destin nous fait. Mais le malheur que nous nous ferions à nous-même, par la propre versatilité de nos cœurs, je ne le connaissais pas ! Je ne le supporterais pas ! J’en mourrais à la fois de douleur et de honte ! — Vous ne voulez plus m’écrire, pour donner une plus grande idée de vous à M. V… Et que m’importe à moi l’idée qu’aura de vous M. V… et mille autres ? est-ce que mon amour dépend de l’opinion qu’il aura de ce que j’aime ? est-ce que si, par impossible, vous tombiez dans l’abjection, dans le mépris de l’univers,