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La rivalité entre les deux chefs ecclésiastiques du Thibet s’était étendue aux territoires soumis à leur juridiction temporelle. Chigatsé voyait Lhassa d’un mauvais œil. En vain le gouvernement chinois s’était-il efforcé de balancer par des compensations l’inégalité établie, au point de vue temporel, entre le taschi-lama et le dalaï-lama et avait-il réparti entre leurs deux territoires les kalons ou ministres thibétains et les dapons ou généraux. Entre ces deux hautes incarnations l’inimitié subsistait toujours, entretenue, excitée, exaltée par les mille et un incidens de la vie nationale, pèlerinages, foires, cérémonies religieuses et les passions des foules.

Il semblerait même qu’en ces derniers temps, les taschi-lamas aient eu quelque velléité de prendre la tête d’une rénovation religieuse au Thibet. Le pandit Sara Chandra Dass, dans son curieux récit de voyage à Lhassa et à Taschi-lumbo (1886), raconte comment un Grand-Lama de Taschi-lumbo fut châtié pour l’audace sacrilège avec laquelle il porta la main sur un Bouddha afin de vérifier s’il était réellement doué des qualités miraculeuses qu’on lui attribuait. Il y a vingt-cinq ans, le Panchen-Rimpoché porta l’esprit d’indépendance jusque dans les matières dogmatiques et montra quelque indifférence à l’égard des divergences des deux sectes des « bonnets rouges » et « des bonnets jaunes, » et ce pontife éclairé allait prendre l’initiative d’actes politiques de nature à inaugurer une ère nouvelle en ce pays figé dans une tradition étouffante, lorsqu’il fut accusé d’hérésie et frappé par une mort inopinée. Tous ces faits peu connus en Europe n’ont point été ignorés aux Indes et ont pu engager le gouvernement de Simla à profiter du désaccord existant entre les deux têtes de la hiérarchie monacale au Thibet. Mais on conçoit qu’une telle manière d’agir n’ait pas été du goût du gouvernement de Lhassa, et d’autant moins qu’il s’est trouvé à la tête de ce gouvernement, comme dalaï-lama, un homme d’initiative et d’énergie, Tombdan Gyamtso, né en 1876, qui, dès le début de son règne, s’était signalé par des actes de vigueur. Plus heureux que ses quatre prédécesseurs, qui n’avaient pu échapper au sort que les grands électeurs du dalaï-lama réservent d’ordinaire à leur élu et qui n’ont pu atteindre à l’âge nécessaire pour exercer le pouvoir suprême, Tombdan Gyamtso avait su arriver à sa majorité, s’était montré assez habile pour saisir les rênes du gouvernement, et son premier acte avait été de jeter en