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comme à une évocation soudaine de la Cirta numide, il n’est que de descendre dans les gorges du Rummel et de s’avancer, vers le Sud, jusqu’au Rocher de la Femme adultère.

Sous l’arche unique du pont d’El-Kantara, j’ai pris le sentier suspendu à mi-côte du ravin.

Une végétation exubérante tapisse les hautes parois granitiques, dévale jusque dans le lit de la rivière ; partout des cystes en houles, des fusains, des sureaux aux grappes de jais, des genêts mouchetés de corolles jaunes, des hièbles aux petites baies rouges et semblables à des grains de corail. Toutes ces teintes qui se fondent avec les couleurs brunes ou vermeilles des roches, cette gamme de verts dégradés à l’infini, — tout cela compose, aux flancs de la forteresse, comme une cuirasse métallique d’une somptuosité de tons sans pareille, alliage inouï de toutes les substances précieuses, où se complaisait l’art raffiné des toreuticiens antiques. Dante, en traversant son Purgatoire, a rencontré de ces montagnes chimériques, faites de bronze et d’émeraude. Ici, elles se resserrent tellement qu’on se sent écrasé par elles et qu’on étouffe au creux de ce bas-fond, sous l’angoisse d’un malaise indéfinissable.

Je m’arrête à l’extrémité du couloir, en face de la corne Sud de la ville, au sommet d’une étroite plate-forme en maçonnerie qu’entoure une grille de fer. Devant moi, dans un repli de terrain, se cache un abattoir. Tout autour, des sanies rougeâtres découlent en ruisselets qui sillonnent les pentes du ravin. Un Arabe, sa gandoura nouée aux reins, piétine des peaux de brebis toutes sanglantes dans l’eau d’une mare, qui croupit au milieu du torrent desséché. Une fétidité implacable flotte dans l’air. Des essaims de moustiques et de petites mouches vertes tourbillonnent sans cesse, se collent sur mon visage et sur mes mains. Des hauteurs du ciel, qu’on entrevoit comme par l’ouverture d’un puits, des oiseaux de toute espèce et de toute grandeur s’abattent, en poussant des cris aigus, sur les détritus de boucherie, les amas d’immondices que les égouts déversent, par des rigoles pestilentielles, dans le lit de la rivière. La queue en éventail, des hirondelles passent, d’un vol oblique ; des milans se précipitent, comme foudroyés, s’immobilisent brusquement, les ailes