Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/461

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la sensibilité, celle de l’idéal littéraire s’opérait en dehors de lui. Mais, sans lui, quelque chose aurait manqué à l’art de décrire la nature extérieure.

Au surplus, Bernardin de Saint-Pierre eut conscience des nouveautés qu’il apportait et de l’importance de ce travail auquel il se livrait sur les mots ; c’est un des points qu’éclaire le mieux l’étude de ses manuscrits. A mesure qu’il avance dans son œuvre et devient plus maître de son talent, il devient aussi plus difficile pour lui-même et plus scrupuleux. Pour un seul morceau de Paul et Virginie, les deux enfans sous l’ondée, M. Souriau a compté sur un seul feuillet quatre brouillons successifs, quatre états de la même gravure. Une fois de plus nous constatons qu’il n’y a point de grand écrivain sans le souci de la perfection et que le précepte du vieux Boileau reste toujours vrai.

Pour forger la langue de la description, il fallait d’abord des qualités particulières de vision ; depuis deux siècles, on regardait sans voir. Bernardin apportait avec lui ce don initial. Mais les conditions de vie où il se trouva l’ont sans doute aidé à le manifester et à le développer. C’est ici que ses voyages lui servirent ; et le premier avantage qu’il tira d’avoir erré aux contrées lointaines, ce fut d’ouvrir les yeux aux aspects des paysages de France. Rien de plus instructif en ce sens que ce passage par lequel il terminait la lettre vingt-septième du Voyage à l’Ile de France et qu’il supprima dans l’édition : « Adieu, terres bouleversées de l’Afrique... îles sauvages habitées par des oiseaux marins criards ; adieu, vents éternels des tropiques, horizons sans bornes, vastes mers, adieu, adieu, je suis au rivage. Oh ! que l’air natal est doux, que j’ai de plaisir à marcher sur ce gravier... Que ces bois de chênes et de châtaigniers ombragent bien la cime de ces coteaux ! Que ces longues avenues de pommiers sont rouges de fleurs ! J’aime jusqu’à la terre de ces enclos couverts de roses sauvages et de ronces pendantes. » Il lui avait fallu revenir des Tropiques pour découvrir la Normandie. Le contraste l’avait rendu attentif à l’aspect du paysage de chez lui ; plus tard seulement, il s’engouera pour ce décor exotique, qui d’abord l’avait étonné ou indisposé. Mais, français ou exotiques, Bernardin a regardé ces paysages comme personne avant lui n’avait fait : il a su noter les lignes et les couleurs de ces paysages, les nuances de ces couleurs, suivant l’époque de l’année et l’heure du jour. Il a distingué les espèces des arbres et celles des herbes. Par cette façon de s’attacher au détail, de remarquer chaque particularité et de la rendre telle