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dire « je vous aime, » sans qu’ils le croient ; qui peuvent me le dire, sans croire que cela flatte ma vanité, qui viennent dîner avec moi avec plaisir et s’en vont d’un air aussi joyeux. » Bernardin ne se tint pas pour battu. Que lui fallait-il ? Seulement il changea ses batteries. Et voilà que se découvre, chez le sensible chevalier, un coin de l’âme d’un roué. C’est par ses vertus qu’il va attaquer Mme Poivre. Elle est charitable : il lui offre de l’argent pour ses pauvres. La bonne dame ne manquait pas de clairvoyance et savait, au besoin, pratiquer une sorte d’ironie, bien portante comme elle-même, et de belle humeur. « Je vous félicite de tout mon cœur de la bonne idée que vous avez de faire un présent à Jésus-Christ, car les pauvres et lui c’est la même chose. Permettez-moi de vous conseiller de remettre tout bonnement la somme à M. Coutenot. C’est à lui à qui je la remettrais, si j’en étais dépositaire. » Mme Poivre était pieuse : Bernardin la prévient qu’il l’institue sa directrice de conscience. Il fallut qu’elle le mit à la porte. Ainsi finit la comédie. On ne saurait trop remercier M. Souriau de nous en avoir donné le régal. C’est beaucoup d’avoir remis dans son jour cette figure de bourgeoise à l’ancienne mode. Quant à savoir si, comme se le demande M. Souriau, Bernardin sort de l’aventure grandi ou diminué, il y a quelque apparence que cette histoire le grandit surtout en ridicule.

Bernardin, en désespoir de cause, avait demandé à Mme Poivre de le marier. La question de mariage fut pour lui, comme on sait, pendant de longues années, la grande affaire. A peine devint-il célèbre, il fut très demandé. Mais il avait sur le mariage des idées personnelles et précises : il posait ses conditions ; pour les accepter, il fallait l’âme résignée, soumise et passive de Félicité Didot. L’histoire de ce mariage nous est fort bien connue, et il y a beau temps que nous ne doutons pas que la première femme de Bernardin n’ait été fort à plaindre. M. Souriau prétend au contraire avoir trouvé dans les fameux papiers du Havre la preuve du bonheur de Félicité, la bien nommée. Jadis Aimé Martin, s’indignant qu’on eût pu accuser le peintre des Harmonies de la Nature d’avoir fait le malheur d’une femme, protestait que, pour fermer la bouche aux calomniateurs, il suffirait de publier les lettres si tendres, si touchantes, que les deux époux s’adressaient dans les plus petites absences. Une malechance fait que plus on nous fait connaître de ces lettres, et plus leur témoignage est accablant. On n’a pas oublié celles que publiait ici même le regretté Jean Ruinat de Gournier[1].

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1904.