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couper la route. L’amiral n’avait d’autre alternative que de mouiller sous le fort de Porquerolles, et d’y livrer un combat que la disproportion des forces eût rendu désastreux, ou de continuer sa route, avec la chance de combattre sous voiles à l’entrée de Toulon, avec une forte brise de Sud-Est qui repousserait dans la rade les vaisseaux désemparés, et avec l’appui probable du reste de l’escadre, que les sémaphores de la côte devaient avertir de notre position.

Il s’arrêta à ce dernier parti : nous traversâmes la rade d’Hyères, et nous sortions par la petite passe, au moment où les Anglais arrivaient pour nous barrer la route. Ils n’atteignirent que les derniers vaisseaux, et alors se livra entre notre arrière-garde et l’avant-garde anglaise un combat, dont les habitans de la côte se souviendront longtemps. Un de nos vaisseaux, le Romulus, pressé par le trois-ponts anglais le Boyne, passa si près de terre qu’il accrocha, dit-on, sa bonnette basse aux rochers du cap Brun ; il rangea en tous cas de si près la côte, que plusieurs matelots, qui s’étaient réfugiés dans les portes-haubans de tribord pour se garantir de la volée du Boyne, furent blessés par des éclats de pierre que les boulets anglais faisaient voler en frappant la falaise.

Avec le commandant Baudin nous ne devions pas rester éloignés du feu de l’ennemi. La Dryade se tint en effet constamment par la hanche de bâbord du Romulus, prête à l’élonger, et à lui envoyer une remorque, dans le cas où il aurait été désemparé. Je fis armer dans la chambre du com mandant deux pièces de 18, qui tirèrent constamment en retraite, et firent beaucoup de mal aux Anglais. À cette époque, les logemens des officiers n’étaient pas comme aujourd’hui encombrés de caissons et autres objets fort commodes, mais qui rendraient cette mise en batterie longue et difficile. Il ventait heureusement belle brise, et ce combat inégal prit fin à l’entrée de la rade de Toulon, où les ennemis n’osèrent pas s’aventurer.

Nous avions espéré que l’amiral Emeriau ferait appareiller son escadre pour nous soutenir. Il y avait là une belle manœuvre à faire, et Latouche-Tréville n’eût pas manqué de la tenter. Peut-être l’amiral avait-il des ordres précis pour ne pas risquer d’affaire décisive, ou craignait-il de mesurer contre les vieux marins de l’Angleterre ses équipages incomplets et composés en grande partie d’étrangers. Le combat malgré tout fut des plus honorables,