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étant morts ou dangereusement blessés. J’avais traversé sans une blessure sérieuse cet ouragan de fer et de feu, et je dus consacrer mes forces à la triste besogne qui m’incombait. Il fallait évacuer les blessés, maintenir l’ordre, et soutenir à flot le plus longtemps possible un navire coulant bas d’eau.

La brise avait fraîchi, la mer grossissait à vue d’œil ; il fallut au milieu des ténèbres, pendant que la tempête se formait, faire passer par un sabord sous le vent dans les embarcations anglaises plus de quatre-vingts blessés hors d’état de se mouvoir. Nous y parvînmes avec des peines infinies, au moyen d’un cadre et de barres de cabestan. Nous fûmes ensuite pris à la remorque par une frégate anglaise, que nous suivions en roulant bord sur bord et faisant eau de toutes parts. Je m’aperçus à un certain moment que le travail des pompes se ralentissait, et je fus averti que les portes de la cambuse avaient été enfoncées, et que tous, Anglais et Français, s’y étaient précipités pour s’enivrer. Au moment où j’arrivais parmi ces hommes réduits à l’état de brutes, une barrique d’eau-de-vie venait d’être défoncée, et le liquide coulant sur le plancher venait lécher le pied d’une chandelle qui y était posée. Je n’eus que le temps de mettre le pied sur la flamme et dans l’obscurité des voix menaçantes s’élevèrent contre moi. Un des Français s’écria heureusement : « C’est Auguste, le sauveur de Grévillot. » Un sentiment de reconnaissance se fît jour dans ces cervelles obscures ; j’en profitai pour faire appel à tous ceux à qui restait une lueur de raison. A coups de pied et à coups de poing je fis évacuer la cambuse, j’en barricadai la porte, et je fus m’entendre avec l’officier anglais pour parer au danger qui devenait imminent.

Deux fois, pendant la nuit, je fis couper la remorque qui nous liait à la frégate anglaise, espérant que la tempête jetterait notre vaisseau désemparé sur la côte d’Espagne, et préférant en tous cas la mort à la captivité. Malgré l’état de la mer, les Anglais réussirent à reprendre la remorque, et il fallut me résigner à mon sort. Quand le jour parut, les Anglais se décidèrent à abandonner l’Intrépide ; la brise avait un peu molli, et les débris de notre équipage furent transbordés sur le Britannia. Le lieutenant de vaisseau qui commandait l’équipage de prise et qui avait été témoin de mes efforts pendant cette terrible nuit, voulut bien rendre au contre-amiral Northesk, qui montait le Britannia, un compte si favorable de ma conduite, que cet officier général