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plus court, il fit entrer le Victor y dans le groupe le plus imposant de notre ligne, où les trois-ponts français et espagnols semblaient former une barrière invincible. C’est là qu’il trouva la mort au milieu de ce magnifique triomphe, tant désiré et préparé depuis si longtemps.

En même temps que le Victory engageait le combat avec le Bucentaure et la Santissima Trinidad, la colonne de l’amiral Collingwood arrivait sur notre arrière-garde, et la flotte entière disparaissait à nos yeux enveloppée par la fumée.

Cependant notre avant-garde, qu’aucun vaisseau anglais ne menaçait, demeurait inactive. Le commandant Internet, les yeux fixés sur le Formidable, attendait que l’amiral Dumanoir hissai le signal de virer de bord pour aller au feu. Ce signal ne paraissait pas. Le temps passait et l’avant-garde s’éloignait lentement du champ de bataille : il devint bientôt trop clair que son chef l’entraînait en dehors du combat. Tant que l’amiral Villeneuve eut un mât pour faire flotter un signal, il ordonna à ses vaisseaux de virer vent devant pour venir au feu ; il est certain que par le calme et la houle, cette manœuvre était lente et difficile, mais il fallait du moins la tenter. Je dois dire à la honte des vaisseaux de l’avant-garde que rien ne fut fait par eux pour obéir aux signaux de Villeneuve, et nous vîmes le Mont-Blanc, le Duguay. Trouin et le Scipion suivre le Formidable et s’éloigner lentement sans avoir reçu un boulet.

Le commandant Internet avait heureusement une autre idée du devoir et de l’honneur. Bien que nous fussions directement sous les ordres de M. Dumanoir, nous avions déjà fait plusieurs essais infructueux pour virer de bord ; la brise avait été éteinte par la canonnade, et une forte houle du large, présage d’une tempête prochaine, rendait le navire insensible à l’action de son gouvernail. Enfin, après plusieurs tentatives, et en nous aidant du seul canot qui fût en portemanteaux, nous parvînmes à virer, et le commandant s’écria d’une voix éclatante « Lou capo sur lou Bucentauro ! » C’était le plus fort du combat.

On distinguait à peine au milieu de la fumée et du fracas de la bataille le groupe formé par le vaisseau amiral, environné d’ennemis, n’ayant auprès de lui que le Redoutable, petit vaisseau de 74, écrasé par la masse du Victory, mais résistant avec tant de vaillance qu’il faillit prendre à l’abordage le vaisseau de Nelson. Partout les Anglais avaient l’avantage du nombre ; aucun