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me donna sur l’équipage une influence que je fus heureux de retrouver dans les événemens qui suivirent. C’est aussi le sujet d’un fort beau dessin à l’encre de Chine dont un des officiers de l’Intrépide, le lieutenant de vaisseau Gérard, voulut bien me faire présent. Le 18 juillet, par un gros temps, nous portions le grand hunier au bas ris et la misaine, quand, dans un virement de bord lof pour lof, un gabier nommé Grévillot fut jeté à la mer. J’étais de quart et je fis carguer la misaine et mettre le grand hunier sur le mât, pour amener une embarcation, mais l’état de la mer était tel que pas un homme ne se présenta pour l’armer. Je demandai au commandant de Péronne la permission de lui remettre le quart, et je m’élançai dans l’embarcation en criant : « A moi les braves ! » Vingt hommes se présentèrent ; j’en choisis quatre et un patron, et l’embarcation fut amenée. Nous eûmes beaucoup de peine à nous dégager du vaisseau qui dérivait énormément ; cependant nous y parvînmes, et je mis le canot debout au vent. Nous nous trouvâmes devant deux lames furieuses : la première nous porta tant bien que mal, mais la seconde nous remplit à moitié. Cependant le souvenir du matelot de l’Océan me donnait du courage, et mes hommes n’en manquaient pas. Nous pûmes gagner un peu dans le vent tout en vidant l’embarcation, et nous aperçûmes les bouées qui avaient été lancées du bord, mais le naufragé n’y était pas. Le vaisseau était déjà loin, nous ne voyions plus que la partie supérieure de ses œuvres mortes, et déjà la journée s’avançait.

Tout à coup, dans le creux d’une longue lame un canotier aperçut le malheureux Grévillot qui nageait péniblement. Il était impossible de mettre le cap sur lui en prenant en travers cette mer démontée ; nous manœuvrâmes avec beaucoup de prudence et finîmes par l’accoster. Il nageait depuis une heure et demie et était à bout de forces. Le plus difficile était maintenant de rejoindre l’Intrépide ; les lames nous gagnaient de vitesse et nous remplissaient à tout instant. Il est humainement impossible d’expliquer comment nous ne fûmes pas engloutis. La rentrée à bord nous paya de nos peines. L’équipage était rangé comme pour l’inspection, et le commandant entouré de son état-major nous reçut au haut de l’échelle. Il m’ouvrit ses bras et m’accabla d’éloges, et les officiers se réunirent pour dresser de ce sauvetage un procès-verbal des plus flatteurs, que je garde précieusement. Ma plus douce récompense fut l’estime des matelots, et