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chances d’en réchapper. Il fallait cependant obéir, et je m’exécutai de la meilleure grâce, pour ne pas donner à mon chef la satisfaction de penser qu’il m’intimidait. J’étais heureusement très leste et m’en tirai sans accident. Ce petit fait vous montrera ce qu’était la vie des aspirans à cette époque, et vous engagera à supporter avec patience ce qu’on exige de vous aujourd’hui.

Heureusement pour moi, mon frère Pierre embarqua aussi sur le Tyrannicide. Il n’était que lieutenant de vaisseau, mais sa réputation d’homme de mer et ses manières hautaines en imposèrent au commandant, et sa protection me fut d’un grand secours. Il continua alors à me donner des leçons d’astronomie et de mathématiques, à m’enseigner les problèmes de la navigation, et à m’initier aux mille détails de notre métier. Chaque fois qu’une manœuvre délicate ou périlleuse s’exécutait dans la mâture, il m’y’ faisait monter, m’indiquait les précautions à prendre, et m’en expliquait les raisons. L’arrimage raisonné du navire, la recherche des lignes d’eaux qui doivent accélérer sa marche, étaient l’objet de son attention. Malheureusement ce bon temps fut de courte durée ; mon frère fut choisi par le capitaine Baudin, pour l’accompagner sur la frégate le Géographe dans un voyage d’exploration dans les mers australes.

Nous faisions alors partie d’une escadre nombreuse réunie à Brest sous les ordres de l’amiral Bruix, et nous quittâmes ce port le 25 avril 1799 pour nous rendre à Toulon, où nous arrivâmes dans le courant de mai. Nous devions rallier en route une escadre espagnole composée de 17 vaisseaux de ligne, dont 6 à trois ponts, qui était sortie de Cadix pour nous, rejoindre, mais cette escadre ayant rencontré du mauvais temps, 11 de ses vaisseaux furent en partie démâtés, et elle ne put rallier que longtemps après à Carthagène. Le mauvais armement de ces vaisseaux espagnols et l’indolence de leurs équipages ont constamment entravé nos opérations, pendant les campagnes que nous avons faites ensemble, et ces réunions de navires à l’aspect formidable n’ont servi qu’à rendre nos désastres plus éclatans.

Nous passâmes quelques jours à Toulon, pour embarquer des munitions et des vivres, que nous portâmes à Savone à l’armée du général Moreau ; puis, l’escadre espagnole ne parvenant pas à sortir de Carthagène, nous allâmes l’y rejoindre. Nous appareillâmes ensemble pour Cadix et de là pour Brest, où nous entrâmes à la fin d’août. Ce fut sans doute une satisfaction pour