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et les proportions dans un recoin du bassin qui est à l’entrée du port de Brest. Ce coin est sous les fenêtres du bureau que j’ai occupé pendant bien des années comme directeur de ce port, et il m’est arrivé souvent de jeter un coup d’œil sur mon point de départ, en mesurant le chemin parcouru, et de bénir la Providence, tout en regrettant les beaux jours de la jeunesse que rien ne peut remplacer. J’espérais à force de travail arriver à me préparer aux examens d’aspirant de deuxième classe ; j’y serais difficilement parvenu si mon frère Pierre n’était par bonheur arrivé à Brest au commencement de 1799 venant sur la Régénérée des mers des Indes. Il eut la bonté de me donner un professeur, de m’enseigner lui-même une partie de ce qu’il savait, de sorte qu’au mois d’avril de la même année je passai mon examen avec succès. Tout semblait alors nous sourire. Olivier revint à Brest vers la même époque et fut nommé aspirant en même temps que moi. Il avait passé aussi par bien des aventures et je ne sais lequel de nous en avait le plus à conter. Quant à Pierre, l’intelligence et l’activité dont il avait fait preuve dans la fameuse expédition d’Entrecasteaux, lui avaient fait une réputation bien au-dessus de son âge. Son nom avait été donné à un cap de la Terre de van Diemen et à un archipel situé au nord de la Nouvelle-Guinée.

Les épreuves que nous avions eues à subir Olivier et moi pour conquérir notre nouveau grade étaient peu compliquées. Nous avions dû apprendre l’arithmétique jusque et y compris les proportions, et produire l’attestation d’une année d’embarquement sur un navire de guerre. Mais je crois pouvoir affirmer qu’au point de vue du caractère, nous étions d’une autre trempe que les jeunes gens élevés sur les bancs du collège. Dans notre métier, les connaissances scientifiques sont sans doute fort utiles, mais il faut surtout les commencer de bonne heure. C’est alors seulement qu’il est possible de se rompre aux fatigues et aux privations, et de s’habituer à cette existence claustrale du bord, où l’on vit insouciant du bien-être et du danger.

D’après les idées actuelles, ma position se trouvait notablement améliorée par le passage de la condition de novice à celle d’aspirant ; c’était sans doute un grand pas de fait, et ma carrière s’annonçait dès lors sous de bons auspices ; mais la vie d’aspirant était alors bien loin de ce qu’elle est aujourd’hui. Au lieu d’être traités avec égards et bienveillance par des chefs qui cherchent à gagner l’affection et l’estime des, jeunes gens dont l’éducation