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depuis plusieurs mois en prison. La terre de France, sur laquelle nous fûmes jetés par une soirée d’hiver, m’apparut sous un triste aspect ; cependant je rassemblai mon courage et partis à pied pour Saint-Malo. J’essayais chemin faisant de m’employer à quelques travaux pour gagner ma vie, mais les récoltes étaient faites, et il me fallut vivre d’aumônes, que les gens de la campagne, ruinés par la guerre et par les impôts, faisaient bien à contre-cœur. Quelques-uns semblaient intéressés par mes récits, mais beaucoup ne pouvaient croire que j’eusse déjà subi tant de misère, et me prenaient pour un vagabond.

Un jour mes pieds étaient si enflés par la marche que je renonçai à aller plus loin. J’étais assis tristement sur le bord de la route, quand un homme et une femme d’un certain âge, et d’apparence aisée, passèrent dans une carriole, et s’arrêtèrent pour m’interroger. Pris de compassion, ils me firent monter près d’eux, me couchèrent dans un bon lit, et soignèrent les plaies de mes pieds jusqu’à ce que je fusse en état de reprendre ma route. Je crois qu’ils m’auraient bien gardé chez eux, et ils ne me laissèrent partir que bien réconforté, muni de bonnes chaussures, et mieux pourvu que je ne l’avais été depuis longtemps. J’ai gardé à ces excellentes gens une profonde reconnaissance, mais je n’ai pu songer que bien longtemps après à la leur témoigner, et, soit qu’ils fussent morts, soit que leur nom et celui de leur village se soient brouillés dans ma mémoire, je n’ai pu retrouver leurs traces et les remercier du bien qu’ils m’ont fait.

Comme je passais à Granville, longeant toujours la côte pour arriver à Saint-Malo, je vis un caboteur près de hisser ses voiles ; je sus qu’il comptait relâcher à Saint-Malo et lui demandai de me prendre à son bord. Nous prîmes la bordée du large, et par suite de diverses circonstances nous arrivâmes deux jours après à Brest. J’eus le tort de me présenter à l’autorité maritime pour obtenir quelques secours, et je fus embarqué incontinent sur le vaisseau le Nestor commandé par le chef de division Linois. Nous faisions partie de l’escadre de l’amiral Morard de Galles, destinée à porter une armée de débarquement sur les côtes d’Irlande.

Un jour de novembre de l’année 1796, nous appareillâmes par un grand mauvais temps, espérant ainsi traverser la croisière anglaise, que d’ailleurs nous ne rencontrâmes pas ; mais le désordre et l’insuffisance de la plupart des capitaines portaient leurs fruits. Les vaisseaux mal commandés, à peine réparés,