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pas une de ces batailles décisives comme celles qu’ils nous livrèrent plus tard, quand ils eurent pénétré le secret de notre faiblesse, et quand Nelson leur eut révélé leur supériorité.

La Gentille se tint tout le temps du combat à portée du vaisseau amiral, pour transmettre ses signaux et ses ordres, et lui fournir une remorque au besoin ; nous ne reçûmes que quelques boulets et perdîmes peu de monde. Quand l’amiral signala à l’escadre de faire route sur Brest, les Anglais n’essayèrent pas de nous poursuivre, et ne firent d’abord aucune tentative pour amariner six de nos vaisseaux, qui, ayant perdu leur mâture, ne pouvaient nous suivre, et restèrent plusieurs heures entre les deux flottes, leur pavillon arboré. Rien n’était plus facile que de leur venir en aide, et personne n’eut l’idée d’abord qu’on pût les abandonner. C’était évidemment l’avis de l’amiral, mais le conventionnel Jean Bon Saint-André avait été fort incommodé pendant le combat, et il intima l’ordre à l’amiral de rentrer à Brest, de telle sorte que celui-ci n’osa pas lui désobéir. Ce fut un frémissement de honte dans toute l’escadre quand il devint évident que rien ne serait tenté pour venir en aide à ces nobles vaisseaux. Les Anglais surpris les amarinèrent, ne se doutant pas que la lâcheté d’un seul homme leur avait procuré ce facile triomphe.

Les républicains cependant trouvèrent moyen de tirer de ce combat un sujet d’orgueil, et transformèrent l’honorable défense du vaisseau le Vengeur en une scène épique et grandiose, que les peintres et les poètes ont célébrée à l’envi. Le Vengeur a été représenté coulant bas d’eau, et faisant feu des deux bords, avec ses couleurs clouées au tronçon du grand mât, pendant que ses mille défenseurs entonnent des hymnes patriotiques. C’est du moins, je crois, la légende. La vérité est que le Vengeur amena son pavillon après une vigoureuse résistance, et fut amariné. Il était en si mauvais état, et si maltraité par les boulets, qu’il coula pendant l’évacuation qui se faisait par les embarcations anglaises, de sorte qu’une partie de son équipage fut engloutie. Il se peut qu’au dernier moment le pavillon ait été rehissé, il se peut que les défenseurs aient chanté, ce qui n’était pas rare alors, mais le Vengeur ne faisait plus aucune défense, et personne ne songea à cette époque à donner à cet épisode le retentissement qu’il a eu depuis, et qui semble augmenter chaque jour. J’ai malheureusement vu bien des navires amener leur pavillon, et ce n’est pas celui-là que j’aurais choisi pour lui décerner