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de bonne famille ; mais c’est sans doute à ce genre de vie que nous avons dû la santé et l’endurance qui nous ont tant servi plus tard. Les grands événemens qui se déroulaient sous nos yeux nous laissaient tout à fait calmes ; notre père avait été inquiété d’abord comme aristocrate, et les patriotes ayant fouillé notre maison, en avaient emporté nos papiers de famille et nos parchemins pour les brûler, avec beaucoup d’autres, sur la place publique. Mais notre pauvreté et les relations de notre père avec pas mal de gens qui avaient donné dans les idées nouvelles, empêchèrent qu’on ne nous fît subir de plus grandes vexations. Au printemps de 1794 survint l’événement qui devait décider de notre avenir. Un jour que nous jouions, Olivier et moi, avec des gamins de notre âge, un sergent recruteur vint à passer, qui gagna notre confiance en vantant notre adresse. Il nous proposa de l’employer contre les Anglais, et pour cela d’aller nous engager à Brest dans la marine, qui était, d’après lui, le plus séduisant des métiers. Nous étions trop bien préparés par les récits de notre frère pour ne pas nous laisser aisément convaincre, et l’idée de faire la guerre aux Anglais acheva de nous décider. Nous partîmes sans prévenir personne, le cœur léger, et sans autre ressource que, la générosité du sergent, qui se chargeait naturellement des frais du voyage.


II

Embarquement sur la frégate la Gentille. — Combat du 13 prairial. — Le Vengeur.

— La Flûte, la Ferme. — Naufrage à la Guadeloupe. — Les pontons d’Angleterre.

C’était vers la fin d’avril 1794. Olivier avait onze ans ; j’en avais neuf et demi. Nous partîmes à pied, un peu émus tous deux, et fîmes sans trop de peine la route jusqu’à Morlaix. Olivier, que les libations fréquentes auxquelles nous conviait le sergent avaient indisposé, tomba sérieusement malade ; la petite vérole se déclara ; il fallut le laisser à l’hôpital de Morlaix et continuer notre route. Ce fut un moment cruel, et je me trouvai bien seul après avoir dit adieu à ce frère chéri.

Je n’essaierai pas de dépeindre le milieu dans lequel je tombai en arrivant à Brest. Les anciens officiers de la marine de Louis XVI, massacrés ou proscrits, avaient fait place à des aventuriers de toute espèce, ou à des officiers du, commerce, incapables