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tout le fruit d’un labeur plusieurs fois séculaire ! Jamais, sans doute, le monde n’a retrouvé, avec la satisfaction d’un pareil appétit, la convulsion d’une joie aussi formidable !…


Comment ne pas remuer tous ces vieux souvenirs, lorsqu’on est assis, devant l’arc de Trajan, dans le sanctuaire même de la Victoire ? Car c’est à la Victoire sans doute que fut dédié ce petit temple, d’où je regarde la ville. Des statues de la déesse s’élevaient en avant du péristyle, à chaque angle de la plate-forme, sur des piédestaux octogones, où des inscriptions emphatiques déroulent majestueusement leurs grandes lettres onciales. Mes yeux vont de l’un à l’autre, — de l’arc de Trajan au temple de la Victoire, — et je me complais à méditer sur le sens symbolique des deux édifices.

En réalité, ils signifient les deux faces d’une idée unique. Tandis que le Triomphe glorifiait l’individu, la Victoire glorifiait la cité, l’âme collective de la Patrie. C’était un culte que la République se rendait à elle-même, c’était sa propre divinité qu’elle installait sur les autels. Ce culte, emprunté à la Grèce, Rome y fut constamment fidèle. La statue de la Victoire habita la Curie jusqu’après l’avènement du christianisme. La Ville savait bien qu’il n’y a pas de trêve possible avec la Barbarie et qu’il faut lutter sans cesse et toujours, ne fût-ce que pour la beauté de la lutte. Quand on ne lutte plus, c’est que la mort est proche !

Rome, à l’exemple de l’Hellade, en vint à considérer la victoire comme une sorte d’état de grâce habituel, où elle se maintenait sans effort. Aussi, lorsqu’elle se contemplait elle-même sous les traits de la Victoire personnifiée, elle voulait que son image n’eût rien de désordonné ni de farouche, rien qui rappelât le carnage, la fureur des combats, la violence brutale. Victorieuse, elle l’était, pour ainsi dire, par essence, et sa domination s’imposait aux peuples comme un devoir inévitable et presque comme un bienfait. Voyez plutôt, dans nos musées, les effigies mutilées des Victoires romaines : elles n’expriment que la force mesurée et sûre de soi. Ce sont des corps frémissans de jeunes filles, à la fois vigoureux et délicats ; ce sont les fleurs d’une race, belles comme les blés, opulentes comme une terre féconde et bien cultivée, agiles et rapides comme le feu de l’art, ou l’intuition de la pensée !