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improvisé par décret impérial, est, disent-ils, une chose toute factice, sans physionomie propre, ni caractère d’art. J’avoue que ce grief me touche peu. Quand on n’est pas un archéologue ou un critique, la satisfaction de dater un monument ou de déterminer, dans une ville, ses couches de formation successives, devient une jouissance tout à fait secondaire. Qu’importe l’antiquité d’une bicoque, si elle fait tache dans un ensemble réussi à souhait ! Ici, rien de pareil n’est à craindre, tout est de valeur égale, tout est sorti de la même pensée et du même moule. Mais surtout, ce qui intéresse ma curiosité, c’est de constater, dans un exemplaire certainement unique au monde, ce que pouvait réaliser, en une fois et sur un point donné, le génie administratif et constructeur des Romains. Cette ville, conçue tout d’une pièce, qui se montre maintenant à nous avec la netteté pour ainsi dire schématique d’une épure, elle présente un type dont la symétrie rigoureuse équivaut, dans l’ordre architectural, à ce qu’est, dans l’ordre littéraire, la composition d’une harangue de Cicéron ou d’une ode olympique de Pindare.

Quant à moi, ne fût-ce que par amour-propre d’Africain, je me déclare fanatique de Thimgad, que j’admire jusque dans les dalles de son forum, de même que le bon Flaubert se pâmait sur les murs de l’Acropole et sur les blocs du Parthénon !

Elles sont superbes, ces dalles ! Pour trouver leurs pareilles, il faut parcourir les vieilles rues de Venise, de Gênes ou de Florence. Et encore, les pavés des villes italiennes n’ont pas ces dimensions fastueuses. Les dalles de Thimgad sont plus larges, plus polies, plus soigneusement ajustées. La surface en est douce, onctueuse, faite pour être foulée par des pieds nus, car on devait quitter ses sandales à l’entrée des portiques, comme aujourd’hui encore les indigènes se déchaussent, en entrant dans un café ou dans un bain maures. On étendait son manteau sur ces belles pierres lisses, et l’on s’y couchait pour jouer, pour dormir ou pour flâner. Des tables de jeu tracées à la main sur le dallage sont parfaitement reconnaissables. L’une d’elles porte cette inscription, qui semble résumer tout l’idéal du citadin d’alors : « Chasser, se baigner, jouer, rire, c’est vivre ! » En effet, l’existence ne s’employait guère à autre chose : partir en chasse dès l’aube, lancer son cheval à travers les steppes, forcer la gazelle ou la panthère ; se plonger, au retour, dans les piscines des thermes, et, après les frictions des masseurs et des strigillaires,