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réformer les institutions fondamentales, il n’y a qu’un pas. René, Oberman, Adolphe, Octave, évitent, de le franchir, parce qu’ils sont surtout des rêveurs absorbés dans la contemplation de leur chimère. Peut-être aussi est-ce parce qu’ils sont des hommes et qu’ils ont un esprit muni de culture : l’habitude de la réflexion, la connaissance de l’histoire leur ont appris qu’un bouleversement social est parfaitement inefficace pour amener le bonheur de l’individu. Les femmes ignorent ce genre de scrupules. Elles vont jusqu’au bout de leurs théories ou de leurs passions. Et c’est pourquoi les héroïnes du roman personnel, une Delphine et une Corinne, et plus encore une Indiana, une Valentine réclament bien haut une refonte sociale. La réclamation est plus voilée chez Mme de Staël, parce que celle-ci est une grande dame, qu’elle a connu l’ancienne hiérarchie sociale, et qu’elle a trop souffert par la Révolution pour ne pas comprendre que ces grands changemens ont leurs dangers. George Sand, qui par sa mère est tout près du peuple, donne à ses revendications tout l’emportement et toute la violence plébéienne. C’est ainsi que notre « féminisme » est sorti tout armé du roman personnel.

Isolement, souffrances et révoltes de l’orgueil, tristesse maladive, réclamations passionnées, manie anti-sociale, c’est tout le romantisme et tout le lyrisme. Aussi serait-il aisé de découvrir à travers les pages, souvent troublantes des plus fameux romans personnels, tous les thèmes que nous retrouverons dans la poésie lyrique à partir de 1820, les plus nobles, ceux par exemple qui proviennent du tourment métaphysique, comme les plus médiocres aussi et ceux qui ne sont que déclamation toute pure. Le morne, l’ennuyé, l’ennuyeux Oberman est, par instans, un paysagiste exquis ; et elle est du sec et sceptique Adolphe, la page si tendre : « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre ?… » Mais il suffit de relire René : on constate à chaque développement que pour en faire une Méditation, une Harmonie, une Rêverie, il n’y manque vraiment que la cadence du vers et la rime. C’est le goût de la rêverie qui s’éveille à tout propos. « Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait. » C’est le sentiment des harmonies de la nature et de l’accord secret qui apparie ses tristesses aux nôtres. « Tantôt nous marchions en silence, prêtant l’oreille au sourd mugissement de l’automne… » Voici la poésie des ruines. « Je m’en allai m’asseyant sur