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Sans faire un crime au chevalier de ces imperfections légères, Julie de Lespinasse en éprouvait quelque agacement, qui se devine à la façon dont elle parle de ses visites : « Le chevalier de Chastellux a résolu de me tourner la tête. Il est encore venu passer la soirée d’hier avec moi ; j’étais presque morte quand il est entré, et je n’ai pas été plus en vie tout le temps qu’il a été avec moi[1]. » Elle lui reproche aussi ses partis pris, ses jugemens exclusifs, le tranchant de ses opinions, sur tous sujets et notamment en matière de musique. Quand il heurte ses enthousiasmes en proclamant « absurdes, détestables » les chefs-d’œuvre de Gluck, elle ressent, confesse-t-elle, de cet aveuglement une colère mêlée de pitié : « Pourquoi je ne parle pas d’Orphée au chevalier de Chastellux ? Par la raison qu’il serait barbare de parler de couleur aux Quinze-Vingts ! » Mais ce qui la blesse davantage, ce qui l’empêche d’accorder à Chastellux l’affection qu’il mérite par son long dévouement, c’est ce qu’elle trouve en lui d’affecté et d’artificiel, c’est ce défaut de sensibilité, qui n’exclut pas à coup sûr la bonté, mais qui le prive, dit-elle, de la compréhension des choses de l’âme et des jouissances du cœur ; et c’est aussi sa vanité, l’importance qu’il attache aux bagatelles et aux « niaiseries du monde, » le goût excessif qu’il professe pour « la Cour, pour les princes, pour leur lever, pour leur coucher et pour leur végéter[2]. » Aussi, après une heure de tête-à-tête, est-elle prise fréquemment d’une sourde irritation, qu’elle a peine à contenir : « Les trois quarts du temps[3], je ne comprends pas le chevalier. Il est si content de ce qu’il a fait, il sait si bien tout ce qu’il fera, il aime tant la raison, en un mot il est si bien arrangé sur tout, que cent fois j’ai pensé me méprendre en lui parlant ou en lui écrivant, et j’allais prononcer ou écrire le Chevalier Grandisson ; mais c’était sans envier le sort de Clémentine[4]ni de miss Cléon[5] ! »

Cette impatience nerveuse, causée par une dissemblance de natures, ne se traduit d’ailleurs que par des boutades de ce genre, murmurées à l’oreille d’un confident discret ; rien n’en paraît

  1. Lettre du 6 octobre 1775 à Guibert, Édition Asse.
  2. Lettre de Guibert à Mlle de Lespinasse du 19 octobre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  3. Lettre à Guibert du 30 octobre 1774. Édition Asse.
  4. Personnage d’un des plus célèbres romans de Richardson.
  5. Sans doute Geneviève Savalette, marquise de Cléon, intimement liée avec Chastellux.