Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/904

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une longue absence : « Je serai bien aise de le revoir, écrit-elle à Guibert[1] ; cependant, si j’avais pu ajouter à son voyage ce que je voudrais retrancher du vôtre, je ne le verrais pas si tôt ! Voyez, je vous en prie, combien je renverse l’ordre de la chronologie : il y a huit ans que j’aime le chevalier. » Ce n’était pourtant pus un hôte à dédaigner que l’auteur applaudi de La Félicité publique, et les plus difficiles recherchaient sa présence. Petit-fils par sa mère du chancelier d’Aguesseau, il avait été, disait-on, « bercé sur les genoux » de ce glorieux aïeul, auquel il était redevable de sa forte culture, de sa maturité précoce. Entré jeune au service, colonel à vingt ans, il avait fait, non sans éclat, la plupart des campagnes de la guerre de Sept Ans ; mais ses goûts le portaient vers la littérature et ses idées vers l’Encyclopédie ; c’était alors la route assurée du succès, il atteignit promptement au but. Quelques morceaux de prose dans le Mercure, un traité sur l’Union de la poésie et de la musique, enfin un gros ouvrage de politique et de philosophie, il n’en fallut pas davantage pour faire du chevalier d’abord un homme à la mode, ensuite un homme en vue, et vers la quarantaine un académicien.

Il était digne, par certains côtés, de cette rapide fortune. Sans même parler de son caractère droit et sûr, de son humeur liante et « candide, » sa solide instruction et son intelligence ouverte, jointes à un don particulier d’expressions pittoresques et de promptes reparties, lui valaient le renom du plus agréable causeur. On citait de ses mots dans les cercles et les boudoirs ; en parlant du style de Diderot : « Ce sont, avait-il dit, des phrases qui se sont enivrées et qui se sont mises à courir les unes après les autres. » Dans un groupe de jeunes femmes qui discouraient sur la passion : « Vous êtes, s’écriait-il, semblables à ces paresseux qui aiment à lire des histoires de voyages ! » En plus sérieuse matière, il avait quelquefois des vues originales et des « lueurs » qui, comme des éclairs, traversaient soudain sa causerie. Mais il gâtait ses traits d’esprit par la manie des calembours, qu’il prodiguait sans mesure et sans trêve, et ses dissertations par le brouillard fréquent dont s’embarrassait sa pensée. « L’esprit et les idées de M. de Chastellux, disait Mme Necker, sont comme ces nuages mal dessinés qui représentent toujours aux regards la chose qu’on nomme, arbre, montagne ou clocher. »

  1. Lettre du 1er août 1773. Edition Asse.