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cas que vous ferez de mes observations et de mes conseils, mais je ne saurais vous dissimuler une pensée qui m’occupe souvent : vous vous faites une habitude d’images tristes et d’idées funestes, dont je crains les suites. Si vous vouliez écouter la nature et l’amitié… mais à quoi bon dire à quelqu’un : Soyez heureux ? Quand on ne l’est pas, c’est qu’on est entraîné par des mouvemens plus forts que la raison, qui montre les moyens de l’être. Tout ce bavardage prouve seulement combien l’idée de votre bonheur contribuerait au mien. »

Sans doute, ainsi qu’il le prévoit, les « conseils » ne servent à rien, mais l’ « indulgence » la touche et l’amitié vraie la soutient ; c’est, comme elle le lui dit, dans l’affection de ce consolateur fidèle qu’elle puise quelque courage pour supporter ses peines. Nulle part peut-être, dans ses lettres à ses amis, on ne trouve un accent aussi ému et aussi tendre qu’en ces lignes qu’elle lui adresse[1]bien peu de temps avant sa fin : « A quoi sert donc d’aimer ? Je vous aime de toute mon âme, et cela ne vous sera jamais bon à rien. Je ne vous ferai jamais éprouver autre chose que le plaisir qu’une âme sensible et honnête, comme la vôtre, goûte à adoucir les maux d’une créature souffrante, malheureuse, et qui serait tombée dans le découragement complet, si votre amitié n’était venue à son secours. »


Il n’est rien dans ces effusions qui ne soit senti et sincère, rien qui ressemble à la banalité, rien, en un mot, où l’on puisse soupçonner quelque chose de cette sensibilité factice et de cette enflure littéraire si communes en son temps. Il suffit pour n’en point douter de voir sur quel autre ton elle s’exprime lorsqu’il s’agit de certains de ses familiers, non moins méritans, non moins dévoués peut-être que les deux qui précèdent, mais qui ont moins bien su trouver le chemin de son cœur. J’en citerai comme exemple le chevalier de Chastellux[2]. C’était, parmi les intimes de Julie, l’un des premiers en date comme l’un des plus assidus, toujours d’ailleurs, comme elle le reconnaît, « parfaitement bon et attentif. » Malgré ces titres et ces qualités, les sentimens qu’elle éprouve envers lui ne dépassent guère la gratitude et ne vont pas jusqu’à la sympathie. Lorsqu’il revient

  1. 1776. Collection de l’auteur.
  2. François-Jean, d’abord chevalier, puis marquis de Chastellux (1738-1788).