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vous refusez, car je ne m’exposerai pas au dégoût et à l’ennui que doivent inspirer ma situation et la manière dont j’en suis affectée… Adieu, que la bonté et la sensibilité de votre âme vous tiennent lieu du plaisir que vous ne trouverez pas avec moi. » Il lui répond sur un ton analogue : « Vous vous plaignez[1]souvent que les mots sont trop faibles pour exprimer vos sentimens ; vous affligeriez mon cœur si vous appliquiez cette mesure à mes paroles. On ne dit jamais tout ce qu’on sent ; il y a mille nuances de sentimens qui n’ont point d’expression… Hélas ! je vous laisse bien à deviner sur tout ce que vous suggérez de doux, de flatteur et de tendre à mon cœur ; mais croyez bien qu’il ne peut y avoir de sentiment au-dessus de celui que vous m’inspirez, qu’un sentiment que vous ne voudriez pas ! »

Toutefois cette première période ne dure guère ; l’accent est bientôt tout changé, et le marivaudage fait place à de graves, à de douloureuses confidences. Plus librement encore que près de Condorcet, c’est près de Suard que s’épanchera Julie, qu’elle cherchera du soulagement dans les angoisses de son âme passionnée. Il est le seul auquel elle ose parler, sans ambages et sans réticences, d’abord de son amour pour M. de Mora, plus tard de ce qu’elle nomme justement sa « folie, » de cette ardeur effrénée qui la tue, de ses remords, du sombre désespoir qui l’envahit au déclin de sa vie : « Ah ! mon Dieu[2], pourquoi a-t-on la lâcheté de vivre, lorsqu’on n’espère plus rien, et surtout lorsqu’en recherchant bien, on ne trouve ni en soi ni dans l’univers entier de quoi consoler de ce qu’on a perdu ! » Suard se montre digne, en tous points, de la confiance quelle lui témoigne ; il la plaint, la relève, et souvent aussi la raisonne, la chapitre doucement sur les excès de sentiment qui « détruisent sa machine, » sur le pessimisme excessif auquel elle semble se complaire : « Je vous ai laissée souffrante[3] ; je voudrais bien croire que vous êtes délivrée de ce surcroît de peines physiques qui affaissent votre âme et aggravent d’autres peines, auxquelles votre imagination prête un-charme dangereux. Vous craignez de guérir, et vous repoussez les consolations et les distractions que vous offrent le temps et votre propre caractère… Je sais bien le

  1. Archives du château de Talcy.
  2. Lettre à Suard, citée par M. Ch. Henry dans l’appendice des Lettres inédites de Mlle de Lespinasse.
  3. Archives du château de Talcy.