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répond qu’apparemment on lui a dicté août et non pas juillet, et qu’il écrit ce qu’on lui dicte)… » En plus d’une occasion, cette collaboration revêt une forme plus sérieuse, s’étend à des ouvrages d’un ordre plus important : « L’influence de Mlle de Lespinasse sur d’Alembert, assure le plus récent des biographes de ce dernier[1], à partir de leur réunion a été de tous les instans. Il aimait à l’associer à tous ses travaux ; dérobant à peine quelques heures pour la géométrie, son ancienne maîtresse, il ne se plaisait plus qu’à des œuvres légères, auxquelles son amie prenait part. La main de Mlle de Lespinasse dans ses manuscrits, — on pourrait dire dans leurs manuscrits, — est sans cesse mêlée à la sienne ; plus d’une page signée par d’Alembert aurait pu l’être par Mlle de Lespinasse ; toutes sont inspirées par elle. »

Tous deux, ils sont heureux ainsi, heureux chacun à sa manière et selon sa nature, mais presque à l’égal l’un de l’autre. Le bonheur de Julie est fait de calme et de sécurité ; arrachée tout enfant du logis familial, ballottée depuis lors de foyer en foyer, toujours hôte de passage, étrangère et déracinée, elle croit avoir atteint, après tant de fluctuations, le port tranquille où elle pourra défier l’orage. Elle jouit non moins vivement du sentiment nouveau de son indépendance, du droit de satisfaire ses goûts, de mener la vie qui lui plaît, sans en devoir compte à personne. Surtout enfin, après avoir longtemps et cruellement souffert de la froideur ou de l’hostilité de ses compagnons d’existence, elle goûte cette joie profonde de sentir près de soi la ferveur bienfaisante d’une affection fidèle et de dilater ses poumons dans une atmosphère de tendresse. Si vives et si ardentes sont, dans ces premières années, sa joie et sa reconnaissance, qu’elles lui inspirent des expressions dont l’accent chaleureux ressemble au langage de l’amour, ou qui, du moins, recueillies par un cœur réellement épris, peuvent en donner l’illusion passagère. « Vous m’avez dit tant de fois, s’écriera plus tard d’Alembert, que, de tous les sentimens que vous avez inspirés, le mien pour vous, et le vôtre pour moi, étaient les seuls qui ne vous eussent pas rendue malheureuse !… Vous m’avez du moins aimé quelques instans, et personne ne m’aime, ni ne m’aimera plus[2] ! » Ce qui est hors de doute, et ce dont elle convient elle-même, c’est que cette quiétude, cette ivresse de la liberté, cette douceur

  1. D’Alembert, par J. Bertrand.
  2. Aux Mânes de Mlle de Lespinasse.