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toute sorte d’expéditions plus ou moins incorrectes dans des quartiers inexplorés ; la glace des conventions est rompue ; vous les avez tout à vous dans un rôle, amusant pour eux aussi, de compagnons de voyage. Causerait-on aussi bien au milieu du formalisme de leurs réceptions qu’on le fait en parcourant à deux le British Museum ou la galerie des Portraits historiques ? Là ils vous apparaissent munis d’un bagage de connaissances que vous ne leur soupçonniez pas, ne les ayant rencontrés auparavant que sur le terrain assez plat des relations purement sociales. Rien de tel pour élever le niveau de la conversation que d’y admettre en tiers les marbres des Phidias, les Parques et le Dionysos, si vous voulez, ou seulement les Stuarts idéalisés par Van Dyck, les Tudors dénoncés par Holbein, Cromwell, cet homme d’airain dans une armure de fer, le divin visage de Keats qui, mort, semble sous la glaise humide sourire à un rêve de génie. Que sais-je ?… Voilà des présences suggestives qui vous élèvent au-dessus de vous-même et mettent en déroute la banalité.

Quelques salons, d’ailleurs, tardent à se fermer : j’ai passé des heures inoubliables, en contact avec l’un des esprits de femmes les plus vifs et les plus délicieusement optimistes que je connaisse, un esprit que des origines celtiques ont marqué de leur empreinte et qui a le charme de ces ciels d’été où s’embrouillent la pluie et le soleil. Autour de nous les précieux objets d’art hérités de cette étonnante caillette du temps de Charles II, Samuel Pepys, et, se déroulant sous nos yeux, la vue des jardins de Kensington, qui seraient magnifiques sans le malencontreux monument du prince Albert.

D’autres heures encore, courtes comme des minutes, chez une survivante, restée jeune, du cercle d’amis auquel appartinrent les Browning, les Thackeray, les Brontë, et parmi eux, l’un des anciens collaborateurs de cette Revue qui fut le premier à nous parler de Ruskin et de son esthétique, Joseph Milsand. Miss Alice Corkran est en train de publier ses propres souvenirs qui commencent à Paris où elle est née, où elle vit, toute petite, plusieurs de nos gloires littéraires, Alfred de Vigny et Brizeux entre autres, passer dans le salon de sa mère. Récemment elle nous a donné un livre très bien fait sur Leighton. J’aime cette consécration, fréquente en Angleterre, d’un talent littéraire au culte des amis disparus. Il sied aux femmes d’entretenir ainsi d’une main pieuse le feu sacré.