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qu’enfin il faisait des tableaux séduisans de la victoire de Sylla, dont les plus anciens d’entre eux avaient profité ; et comme, en même temps, il annonçait que ce qui s’était passé alors pourrait revenir et que la république leur serait de nouveau livrée comme une proie, on comprend la joie de cette bande d’affamés qui écoutait ces promesses réconfortantes. Par malheur, nous n’avons de Catilina que deux lettres de quelques lignes. Dans l’une d’elles, qu’il adresse à Catulus en quittant Rome, on lit ces mots très significatifs : « Rebuté par les injustices et les affronts, privé du fruit de mes travaux, je me suis fait, selon mon habitude, le défenseur public des misérables. » Voilà une véritable profession de foi. Elle est expliquée et commentée par quelques propos qu’il avait tenus dans une réunion de ses partisans, et que Cicéron a rapportés. « Les malheureux, disait-il, ne peuvent être fidèlement défendus que par quelqu’un qui soit misérable comme eux. Les promesses des gens riches et puissans ne doivent pas inspirer de confiance aux citoyens pauvres et ruinés. Que ceux qui veulent réparer leurs pertes et rentrer dans leurs biens tiennent surtout compte, dans celui qui doit les conduire, de ce qu’il a perdu, de ce qui lui reste, de ce qu’il est capable d’oser. A des misérables, il faut un chef misérable et audacieux, qui marche à leur tête. » Cicéron nous dit que ce langage frappa Rome de terreur. Ce n’était pas celui des agitateurs ordinaires, et même ceux qui avaient dit à peu près les mêmes choses les disaient d’un autre ton. En parlant ainsi, Catilina répudie la tradition des Gracques, ces démagogues du grand monde ; il se sépare avec éclat de César et de Crassus, qu’il déclare impropres à soutenir la cause populaire ; il tient à marquer l’originalité de son œuvre. Il ne s’adresse plus, comme ses prédécesseurs, aux passions politiques : c’est un mouvement social qu’il veut soulever.

Mais qui sont les « misérables, » sur lesquels il insiste avec tant de complaisance, et dont il tient à se déclarer le chef : Aujourd’hui, nous ne serions pas en peine pour le dire. L’idée nous viendrait tout de suite qu’il veut parler de ces gens si nombreux dans notre société, qui vivent péniblement de leur salaire quotidien, ouvriers des ateliers, des fabriques, des manufactures, employés du petit commerce, travailleurs des champs, qui, après avoir été longtemps les opprimés, sont en train de devenir les maîtres, et seront demain peut-être les oppresseurs. Mais n’oublions pas que nous sommes à Rome, où il y a peu de