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moderne ne connaît plus, mais à laquelle n’échappent pas encore toutes les régions où elle a entrepris de porter sa civilisation, témoin les récentes famines de l’Inde.

Le froid avait été si intense que dans toutes les régions de la France, même dans le Midi, les arbres fruitiers, dont les produits jouaient un grand rôle dans la nourriture des paysans, avaient gelé sur pied. Noyers, châtaigniers du Périgord et du Limousin, pruniers, pêchers, abricotiers de l’Anjou et de la Guyenne, oliviers, orangers, vignes de la Provence et de la Gascogne, légumes des jardins, tout avait péri. Mais ce n’était rien encore. Bientôt on sut que la récolte allait manquer. Déracinés par un faux dégel, suivi d’une reprise de gelée, inondés au mois d’avril par la brusque fonte des neiges, les blés pourrissaient en herbe au lieu de grandir. La moisson prochaine serait nulle. Le bruit s’en répandit peu à peu ; la panique s’en mêla et le prix du blé monta follement. La spéculation aggrava encore le mal. S’il fallait en croire les deux grandes voix calomniatrices de l’époque, Madame et Saint-Simon, les personnages les plus haut placés de l’Etat auraient été mêlés à ces spéculations. « La Guenipe, dit Madame (c’est de Mme de Maintenon qu’elle veut parler), a acheté du blé bon marché et l’a revendu extrêmement cher… Quand elle vit que la récolte avait manqué, elle fit acheter sur les marchés tous les blés qui s’y trouvaient. Elle a ainsi gagné passablement d’argent, mais tout le monde mourait de faim[1]. » Suivant Saint-Simon, « Messieurs des finances avoient saisi l’occasion de s’emparer des blés par des émissaires répandus dans tous les marchés du royaume, pour le vendre ensuite au prix qu’ils voulurent y mettre, au profit du Roi, sans oublier le leur[2]. »

Mme de Maintenon n’a pas besoin d’être défendue contre ces calomnies. Les accens pathétiques de sa correspondance avec la princesse des Ursins où elle voit dans les malheurs de la France un châtiment de Dieu, suffiraient à la justifier. Dans son érudite publication sur le Grand Hiver de 1709, M. de Boislisle a également justifié ceux que Saint-Simon appelle Messieurs des finances, et il a très bien montré que ces imputations ont eu pour origine précisément les judicieuses mesures que Desmarets s’efforçait de prendre pour approvisionner les provinces où le blé coûtait le plus cher, l’achetant là où il était le meilleur marché. Mais il

  1. Correspondance. Édition Brunet, t. II, p. 25 et 65.
  2. Saint-Stmon, édition Boislisle, t. XVII, p. 97.