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Récamier ou Mme Récamier et Mme de Staël, comme on voudra, sont les deux pôles autour desquels le mouvement tourne, et l’une et l’autre de ces deux femmes célèbres sont dans la situation la plus extraordinaire quant à leurs relations subsistantes, à leur cœur et à leur avenir… » La brouille ne fut-elle pas tout près d’éclater à propos de Prosper de Barante ? C’est Mme de Staël qui avait adressé le jeune homme à son amie. Elle ne tarda pas à regretter ce mouvement de confiance. Prosper ne pouvait-il devenir amoureux de Mme Récamier ? C’est ce qui ne manqua pas d’arriver, et de son côté, Juliette ne fut pas tout à fait insensible. Mme de Staël s’empresse de s’expliquer catégoriquement et de signifier à Juliette une défense formelle : « Vous me dites que vous m’écrirez plus souvent, maintenant que vous voyez plus souvent Prosper. Je crains, je vous l’avoue, que vous ne vous laissiez aimer par lui, et ce serait pour moi une peine mortelle, car deux de mes premiers sentimens en seraient troublés. Ne le faites pas, Juliette ! Proscrite que je suis, me confiant à vous, et si prodigieusement inférieure à vos charmes, la générosité vous défend de vous permettre avec lui la moindre coquetterie ! » Juliette se le tint pour, dit : elle arrêta « en avril » la passion de Prosper de Barante, qui au surplus ne se crut pas digne de faire le bonheur d’une personne aussi éminente que Mme de Staël et dont l’âme « si active et si variée » lui causait quelque effroi. Une autre fois, c’est Auguste de Staël qui tombe passionnément amoureux de Mme Récamier, ce qui est, pour les relations des deux femmes, source de quelque embarras. Et enfin on ne peut voir sans un peu d’étonnement ou de gêne Mme Récamier accueillir, tout en le modérant et le tenant dans les limites de l’honnêteté, le grand amour de ce Benjamin Constant, par qui elle savait que son amie avait tant souffert.

Apparemment ce qui explique la durable intimité de ces deux femmes célèbres, c’est la profonde opposition de leurs natures. La douceur, le calme, la réserve de Juliette contrastaient avec l’emportement habituel à Mme de Staël et lui faisaient reprendre sur celle-ci une espèce de supériorité. Mme de Staël, avec son admirable clairvoyance, s’en rendait bien compte ; elle écrivait à son amie : « Je suis une personne avec laquelle et sans laquelle on ne peut vivre ; non que je sois despotique ni amère, mais je semble à tout le monde quelque chose d’étrange qui vaut mieux et moins que le cours habituel de la vie. Enfin, comme vous êtes plus jeune que moi, que votre esprit comprend tout, quand je ne serai plus, vous raconterez tout cela avec un sentiment de bienveillance qui l’expliquera. » Ajoutez que Mme