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particulièrement grave. C’est un des épisodes sur lesquels on nous apporte les renseignemens les plus précis et les plus piquans.

Juliette avait trente ans. Son cœur était vide et n’avait jamais été rempli. On lui avait fait contracter, toute jeune, un mariage de raison qui se trouva être un mariage absurde. Elle était à cet âge où, la première jeunesse étant passée et l’insouciance de l’avenir évanouie avec elle, on se demande s’il est possible de faire à la règle, aux convenances, à une idée le sacrifice du bonheur de toute une vie. Elle se trouvait très isolée, dans une grande détresse morale, avec d’intimes besoins de tendresse. A Coppet, dans l’été de 1807, elle rencontra le prince Auguste de Prusse, neveu du grand Frédéric, de six ans moins âgé qu’elle. Une passion réciproque les entraîna l’un vers l’autre ; dans l’ivresse et l’exaltation du sentiment, ils en vinrent à souhaiter d’unir leurs destinées. Nous en avons pour témoignage irrécusable le double serment qu’ils échangèrent en se quittant et dont on nous a conservé le texte : « Je jure par l’honneur et par l’amour, écrivait le prince de Prusse, de conserver dans toute sa pureté le sentiment qui m’attache à Juliette Récamier, de faire toutes les démarches autorisées par le devoir pour me lier à elle par les liens du mariage, et de ne posséder aucune femme, tant que j’aurai l’espérance d’unir ma destinée à la sienne. » Et de son côté, à cette même date du 28 octobre 1807, Juliette écrivait et signait : « Je jure sur le salut de mon âme de conserver dans toute sa pureté le sentiment qui m’attache au P. A. de Pr., de faire ce que permet l’honneur pour faire rompre mon mariage, de n’avoir d’amour ni de coquetterie pour aucun autre homme, de le revoir le plus tôt possible et, quel que soit l’avenir, de confier ma destinée à son honneur et à son amour. » Ainsi la discrète et la prudente Juliette n’avait pas craint de se déclarer et de s’engager ! Elle avait nettement envisagé la possibilité d’un divorce. Et nous savons qu’elle écrivit à M. Récamier pour lui demander de lui rendre sa liberté, que celui-ci consentit d’abord, puis hésita, répugna à l’idée d’une séparation.

Pourtant Mme Récamier avait quitté Coppet, elle s’était soustraite à l’atmosphère si spéciale qu’on respirait là-bas dans le temps même des scènes les plus violentes entre Benjamin Constant et celle que Rosalie de Constant appelait la « célèbre et méchante femme, » elle avait échappé à l’influence de Mme de Staël qui patronnait le projet d’union avec le prince de Prusse. Elle se ressaisit. Elle eut conscience de l’extravagance de son projet. Quels étaient exactement ses devoirs envers M. Récamier ? Il paraît que celui-ci, en l’épousant, s’était engagé à