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prêter le serment d’usage. Cicéron, aux acclamations de la foule, jura qu’il avait sauvé la république.

Il avait le droit de le dire. Sans doute, dans la première ivresse de son succès, il a pu en exagérer la portée ; il a cru, il a dit que la paix publique en serait désormais mieux assurée et le gouvernement plus solide. Il semble au contraire que cette crise violente, qu’on venait de traverser, en alarmant les gens paisibles, n’ait fait que précipiter le mouvement qui portait Rome à la monarchie. Le lendemain de la défaite de Catilina, César reprenait sa marche hardie et régulière vers le pouvoir souverain. Il était préteur, il allait être consul, en attendant qu’il devînt dictateur, et la république était plus que jamais malade. Il n’en est pas moins vrai que Cicéron a sauvé son pays d’une conjuration dont on ne savait pas quelles seraient les conséquences, car elle était quelque chose d’inconnu. Il y avait certainement à Rome, plus qu’ailleurs peut-être, les élémens d’une révolution sociale et anarchiste. Avec sa population servile, aussi nombreuse au moins que l’autre, ses trois cent vingt mille fainéans que l’État se chargeait de nourrir et d’amuser, sa multitude d’affranchis, dont beaucoup gardaient au cœur la rancune de l’esclavage, on pouvait craindre tous les jours qu’il n’éclatât un de ces soulèvemens qui, n’étant pas ennoblis par une revendication politique et n’ayant d’autre mobile que de satisfaire les appétits ou la vengeance, ne procèdent que par le massacre, le pillage et l’incendie. Il est tout à fait surprenant qu’à Rome, pendant des siècles, rien de pareil ne se soit produit. La seule fois qu’elle ait été menacée de ces horreurs, ce n’est pas à des esclaves que l’idée en est venue, mais à une bande de grands seigneurs ruinés. Cette tentative redoutable, Cicéron l’a si bien réprimée qu’elle ne s’est jamais plus renouvelée dans la suite. Il pouvait donc se glorifier d’avoir sauvé Rome, et il est juste de redire avec Sénèque, à propos de son consulat, que s’il l’a vanté sans mesure, il ne l’a pas loué sans raison : consulatus sine fine, non sine causa laudatus.


GASTON BOISSIER.