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l’honneur de Rousseau. Aux deux Expositions Universelles de 1889 et de 1900, qui fournissaient l’occasion d’en rassembler un choix, le maître était mal représenté, par des tableaux peu nombreux et pris comme au hasard. Fort heureusement, le Louvre, qui déjà possédait de lui des toiles importantes et remarquables, s’est récemment enrichi de quelques-uns de ses meilleurs ouvrages. Le legs de la collection Thomy-Thiéry a fait entrer, en effet, dans notre musée, une dizaine de tableaux parmi lesquels, à côté d’œuvres justement fameuses, comme les Chênes (ancienne collection Édouard André), d’autres de petites dimensions, telles que les Bords de la Loire ou la Plaine des Pyrénées, et même minuscules, le Passeur et le Coteau, nous montrent l’artiste appropriant sa touche aux proportions les plus exiguës, tout en conservant l’ampleur de son exécution. Dans le Village sous les arbres, la tonalité générale est montée à un tel degré d’intensité que, pour y bien apprécier la diversité des colorations, il faut l’examiner sous un jour très lumineux. Enfin tandis que les fonds du Printemps sont charmans de fraîcheur et de légèreté, les terrains du premier plan, durs et noirâtres, se découpent impitoyablement sur les lointains.

Comme Rousseau n’a jamais daté ses tableaux et qu’il les a souvent repris, à différentes époques, on comprend qu’il est presque impossible d’établir d’une manière bien précise leur chronologie. Par la ténacité et la conscience qu’il y a mises, par ce désir ardent de perfection qui le portait à ne jamais les considérer comme terminées, ces œuvres de mérites si divers commandent le respect. Mais, en dépit de ses fortes qualités, cet art décèle un effort trop marqué, une tension trop continue de la volonté, la constante inquiétude de celui que Paul Mantz appelle très justement « un grand tourmenté. » Une vague odeur d’huile s’y mêle aux parfums de la nature, et la vivacité, le charme de l’impression en sont diminués d’autant. On est obligé de proclamer bien haut la puissance et la loyauté du bon ouvrier, l’opiniâtreté de ses recherches, la vaillance de cette lutte incessante où il se débat contre un métier trop compliqué. Malgré soi, on pense à l’aimable abandon, à l’heureuse sérénité, à la poésie ingénue et toujours souriante du « père Corot. »

Émile Michel.