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personnification la plus accentuée. Jowett, naguère si contesté à Oxford, y exerçait maintenant une influence prépondérante. En 1870, le mastership de Balliol étant devenu vacant, il s’emparait, sans aucune difficulté, de ce poste qu’en 1854 il avait brigué sans succès. Jusqu’à sa mort, il devait régner, avec une autorité reconnue, parfois même un peu dominatrice et arrogante, sur le vieux collège, et, par lui, sur une bonne partie de l’Université. Mais plus grandissait sa situation, moins il se sentait en mesure de formuler ses croyances, toujours en voie de dissolution. La critique, à laquelle il avait pris l’habitude de ne jamais opposer de résistance, ne laissait à peu près rien subsister de ses croyances théologiques. Il entreprit une Vie du Christ, avec le dessein de substituer au Christ historique et personnel, qui n’avait plus de réalité dans son esprit, un Christ purement idéal ; mais il ne put parvenir à préciser sa pensée ; et à qui lui demandait pourquoi il ne finissait pas cet ouvrage, il répondait, avec des larmes dans les yeux : « Parce que je ne peux pas : Dieu ne m’a pas donné le pouvoir de le faire[1]. » Obligé par situation à prêcher, il évitait les sujets dogmatiques ou pieux, parlait de philosophie et de morale toute séculière, ou même transformait les sermons en conférences biographiques sur les personnages souvent les plus étrangers au christianisme. Il faisait profession d’admirer Renan et de partager beaucoup de ses idées, avec cette différence que, grâce au latitudunarisme de l’Eglise d’Angleterre, il ne s’était pas senti obligé d’en sortir ; bien au contraire, il tenait plus que jamais à y conserver sa situation ecclésiastique. Il se piquait d’ailleurs d’être religieux, pieux même, fort occupé à sa manière de la pensée de Dieu et de l’amour du Christ, bien qu’il s’avouât impuissant à les prier. L’un des traits inattendus de la physionomie de Jowett, à cette époque de son apogée sociale, était ses velléités mondaines : le vieux scholar, timide et gauche, qu’on voyait à toute heure, à la campagne comme à la ville, circuler en habit noir et cravate blanche, se montrait friand de relations aristocratiques, et usait d’une diplomatie qui n’était pas sans finesse pour se les assurer, jamais plus heureux que quand il recevait de belles dames qu’une sorte de snobisme intellectuel rendait, à leur tour, hères de fréquenter chez le fameux master of Balliol.

  1. Life and letters of Benj. Jowett, t. Il, p. 440.