Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

centrée et de sombre joie. Elle ne se désaltère pas aux eaux des rivières et des lacs. Sa sobriété se contente des averses. « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Elle est riche : deux mois de sécheresse n’ont pas encore pâli et desséché ses mottes noires, grasses et fumantes. Elle a le sauvage aspect des déserts qui produisent de l’or. Ses vallonnemens et ses mornes impriment à son labeur je ne sais quoi de tourmenté. Elle ne gémit pas ; elle ne bruit pas. De loin en loin elle ouvre vers le ciel l’œil vitreux et glauque d’un petit étang. Et parfois son silence tient du recueillement. Vous y entendriez germer le grain de blé. Les moutons à la queue-leu-leu, presque immobiles, broutent le long des pentes, la tête sous l’arrière-train de celui qui les précède, afin d’y trouver un peu d’ombre. Çà et là, des vols de corbeaux s’abattent, et les sillons frissonnent au passage des cailles. Un héron regarde sur l’eau d’une mare le reflet d’une émigration de cigognes. Et dans le lointain des chevaux galopent en liberté.

Mais souvent de grands bœufs cheminent, cinquante, soixante, quatre-vingts bœufs à robe blanche, qui s’en vont d’un domaine à l’autre, traînant les machines. Le matin, je les voyais partir. La splendeur du soleil voguait sur leur dos et leurs flancs immaculés. Leur caravane sacerdotale fendait lentement les champs hérissés de verdure et d’or. Ils avaient l’air d’une procession de flamines en route pour un sacrifice aux dieux de la terre. Et le soir, à l’heure où les couleurs se fondent en nuances et la magnificence des moissons en douceur, ils rentraient du même pas grave, toujours en harmonie avec les choses. Ils s’agenouillaient alors dans un pré, pareils à des bêtes de marbre, tandis que leurs petits bouviers, des enfans criards, barbouillés de terre et de poussière, aussi sales que des ramoneurs, mais qui, mieux que les hommes, savent conduire ces colosses, venaient rôder autour de la marmite où, sur un feu de paille, cuisait la mamaliga des moissonneurs. Un adolescent, armé de deux bâtons, y barattait la farine de maïs, et, lorsqu’elle formait une solide pâte jaune, les gens, pour se la partager, la coupaient au moyen d’une ficelle. Les machines achevaient de gronder : on mettait en sac les derniers grains des dernières gerbes ; et déjà l’herbe tendre du blé naissant recouvrait les pentes voisines. Les lueurs du jour s’attardaient dans la pâleur rousse des maïs encore debout. Quelle envergure avait la nuit en ces vastes étendues !