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Sénat, n’a pas eu l’ombre d’une défaillance ; et ses réponses à son père, pour respectueuses qu’elles fussent, ont été assez fermes pour nous forcer à plaindre le vieillard qu’elles frappaient à mort. L’amour, en prenant possession d’elle, l’a tout à coup mûrie ; il a fait surgir une individualité et une force qui, si elle avait vécu, l’auraient conduite à toute sorte d’actions douces et bonnes comme elle, mais surprenantes par leur dédain des conventions admises.


Mais plus grave encore est l’erreur que l’on commet d’ordinaire au sujet de Cordélia. Celle-là, avec tous les trésors de tendresse et de bonté qui sont en elle, n’a même, proprement, aucune douceur ; et l’injustice qu’elle subit a beau nous révolter, nous devons reconnaître qu’elle se l’attire, en grande partie, par sa faute. C’est en effet son orgueil, ou tout au moins un sentiment de droiture bien mélangé de fierté qui, après les réponses hypocrites de ses deux sœurs, l’a contrainte à la rude et maladroite franchise de ses propres réponses ; et cela, quand elle sait que ces réponses, comme le remarque M. Bradley, ne vont pas seulement lui valoir la malédiction de son père, mais vont ensuite laisser le vieillard à la merci de Régane et de Gonéril. Lorsqu’elle se refuse obstinément à dire un seul mot qui révèle l’affection profonde qu’elle a dans son cœur, ce n’est pas simplement la haine du mensonge qui retient sa langue : « il y a en elle un composé où l’imperfection s’unit si intimement aux plus hautes vertus que, — ainsi que l’a voulu le poète, — nous ne songeons ni à la justifier ni à la blâmer, nous bornant à ressentir, en face d’elle, les émotions pathétiques de la crainte et de la pitié. » Et telle nous la voyons dans cette première scène, tel son caractère se maintient jusqu’à la fin du drame. Les derniers mots qu’elle prononce sont tout pleins d’un mépris ironique pour ses deux sœurs aînées. « Etant ce qu’elle est, on se demande si jamais elle aurait consenti à plaider devant ses sœurs pour la vie de son père. Non pas, certes, que nous l’admirions moins, à la connaître ainsi : toujours elle nous apparaît si pure et si noble que rien ne saurait altérer nos sentimens pour elle. Mais ce qui est vrai des autres amis de Lear, notamment de Kent et du Fou, est vrai, aussi, d’elle. Chacun d’eux mourrait volontiers mille morts pour venir en aide au vieux roi ; et, en effet, ils l’aident à délivrer et à relever son âme ; mais, par une disposition fatale de leurs caractères, ils nuisent à sa cause, et le précipitent vers la catastrophe. Chacun à sa façon, ils remplissent un rôle tragique dans la tragédie. »


T. DE WYZEWA.