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c’est d’entendre les trente-deux sonates pour piano jouées par M. Edouard Risler, et que de tels hommages, de tels monumens sonores élevés parmi nous à Beethoven, nous rendent sévères pour le monument de pierre ou de bronze qu’il est question aussi de lui consacrer.

Vous vous rappelez le mot de Shakspeare dans Beaucoup de bruit pour rien : « N’est-il pas étrange que des boyaux de mouton puissent transporter ainsi les âmes hors des corps. » Nous venons de voir encore une fois, sans le comprendre, le miracle s’accomplir. Shakspeare savait bien quels instrumens sont les plus capables de l’opérer. Ses paroles consacrent le mystérieux avantage que possèdent, sur les instrumens que l’homme emplit de son souffle, ceux qu’il touche de ses doigts. Cette hiérarchie ne date pas d’hier, et nul n’ignore que l’antiquité n’accorda jamais à l’aulos l’éminente dignité de la lyre.

On s’en étonne d’abord, si primitifs et si pauvres nous paraissent avoir été, au point de vue de l’intensité des sons et surtout de leur suite ou de leur liaison, des instrumens dont le « plectre » ne savait que pincer les cordes, sans les presser ni les tenir. Tout le jeu, tout l’effet de la lyre, aussi bien que de la cithare sa sœur, ne consistait que dans un éternel pizzicato. C’était peu de chose assurément. Pourtant c’était quelque chose, et que le Beethoven des symphonies et des quatuors nous apprend à ne pas mépriser. La faiblesse même du pizzicato donne à la dernière reprise du scherzo de la symphonie en ut mineur la dernière expression de l’angoisse, de l’épouvante et comme de l’horreur sacrée. Dans un sentiment différent, ou plutôt contraire, le dixième quatuor (Op. 74, en mi bémol, premier morceau) doit encore à des pizzicati, mais rayonnans, mais célestes, avec le surnom, sous lequel il est populaire, de quatuor « des harpes, » sa plus lyrique et, comme a dit un Allemand qui le comprenait bien, sa « psalmistique » beauté[1].

De nos jours même, en dépit des merveilles que les « bois » ou les « cuivres » ont tant de fois accomplies, les cordes conservent leur antique privilège. Elles demeurent la base et le fond de l’orchestre. Elles lui sont indispensables. Il ne leur est pas nécessaire. Les chefs-d’œuvre du quatuor sont les témoins immortels de ce qu’elles peuvent sans lui. Elles ont tout dit pendant cette semaine où elles furent seules à parler.

  1. Theodor Helm, Beethoven’s Streichquartette, 1 vol. Leipzig, Verlag von E. W. Fritzsch. — Nous ne saurions assez recommander, l’ayant pris nous-même ici pour guide, ce commentaire musical, historique et psychologique des quatuors de Beethoven.