Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la tête une opinion aussi avilissante. » Lorsqu’elle apprend la fin précoce de celle qu’elle a regardée quelque temps comme sa fille adoptive : « Mlle de Lespinasse, écrit-elle, est morte cette nuit, à deux heures après minuit. Ç’aurait été pour moi autrefois un événement ; aujourd’hui, ce n’est rien du tout. » Telle est son oraison funèbre, à laquelle, causant le lendemain avec une femme de ses amies, elle ajoute cette raillerie cruelle : « Si elle est en Paradis, la Sainte Vierge n’a qu’à y prendre garde, car elle lui enlèvera l’affection du Père éternel ! »

Détournons-nous de ce triste spectacle, et laissons Mme du Deffand achever lentement ses jours dans la haine et le désespoir, pour suivre dans sa destinée nouvelle sa protégée d’hier, aujourd’hui son ennemie et demain sa rivale. Déclin de l’une, essor de l’autre, tel fut le double résultat de leur séparation. Libre de toute entrave, sortant de la pénombre pour vivre en pleine lumière, Julie de Lespinasse pourra dorénavant donner toute sa mesure. Sa personnalité, tenue jusqu’à présent dans un effacement volontaire, va s’affirmer, se dégager pleinement ; et ce sera merveille de voir la petite provinciale devenir, du jour au lendemain, l’une des reines de Paris, sans aide, sans nom et sans argent, par le magique pouvoir de son irrésistible séduction. La période immédiate qui va succéder aux dix années de Saint-Joseph sera, pour l’héroïne de cette étude, la plus heureuse peut-être, la plus triomphante à coup sûr, et la plus brillante de sa vie.


SEGUR.