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de sa sœur[1], » la plupart des Vichy, — Gaspard, sa femme, tous ses enfans, — se déclarèrent en faveur de Julie. Même, avec l’ardeur de son âge, Abel se prononça avec une vivacité telle que Mme du Deffand en fit de grandes plaintes à son père[2]et lui garda toujours rancune ; lorsque, longtemps après, il vint en séjour à Paris : « Votre fils, écrit-elle à Gaspard de Vichy[3], n’aura pas été content de moi. J’ai appris qu’il avait des liaisons qui ne conviennent point à celles que j’étais disposée à avoir avec lui ; mais chacun doit se conduire selon son goût ou son intérêt… »

Devant ce tolle général et la menace de tant de défections, force fut à Mme du Deffand de se taire, de fermer les yeux ; mais sa déception fut cruelle et la blessure saigna longtemps. Elle continua de recevoir ceux que, dans son for intérieur, elle regardait comme des transfuges ; mais elle leur retira toute confiance et toute affection, comme il appert de maint passage de sa correspondance. Dix ans plus tard, Walpole, — son nouveau favori, celui qui dans son cœur a pris la place de d’Alembert, — écrivant à Conway, croit encore devoir le prier, dans les termes les plus pressans, qu’il ait à s’abstenir de toute liaison avec Julie : « Cela désobligerait mon amie plus que tout au monde ; mais elle ne vous en dirait jamais un mot. J’en serais aussi fort blessé, je l’avoue… Je m’étends sur ce sujet, parce qu’elle a des ennemis assez acharnés pour s’efforcer de conduire tous les Anglais chez Mlle de Lespinasse. » Cette animosité s’étend au-delà de la tombe ; en décembre 1776, six mois après la mort de celle qu’elle a nommée « la muse de l’Encyclopédie, » ayant reçu de Mme de Boufflers une lettre « très bien écrite, très touchante » et tout imprégnée de tendresse : « Je m’en laissais attendrir, déclarera Mme du Deffand, mais je me suis rappelé sa conduite avec feu la demoiselle, et mon cœur s’est fermé ! »

  1. Journal de la comtesse de Vichy, belle-sœur de la marquise du Deffand (Archives de Roanne).
  2. L’année suivante, dans une lettre à Abel de Vichy, Mlle de Lespinasse fait allusion à de nouvelles récriminations de la marquise sur le même sujet : « Il me semble que les plaintes de Mme du Deffand à M. son frère… ont été tout aussi ridicules que celles qui ont suivi l’aveu de votre crime ; oui, votre crime, car ç’en est un de ne pas avoir la bassesse de servir la haine d’une personne qui semble n’exister que par ce sentiment… Heureusement son grand crédit ne s’étend pas jusqu’à pouvoir nuire à personne ; elle souffre sans doute de cette impuissance, mais c’est là de ces maux dont on n’oserait se plaindre !… » (Lettre du 18 mars. Archives de Roanne.)
  3. Lettre reproduite dans le journal de la comtesse de Vichy, passim.