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C’est à la fin d’avril[1]qu’eut lieu la catastrophe. Soit hasard, soit indiscrétion, la marquise apprit brusquement le terrible secret. Sa surprise fut sans bornes, ainsi que sa colère. Son imagination fougueuse grossit et déforma les choses. Rapprochant ces conciliabules de tout ce qu’on a lu plus haut, elle y crut voir un abus de confiance, un audacieux défi, un complot machiné pour lui voler tous ses amis et, comme écrit Mme de La Ferté-Imbault, pour « dresser autel contre autel, » à ses dépens et sous son propre toit. Elle eut sur l’heure avec Julie une explication décisive, et l’entretien suivit le cours trop ordinaire en pareil cas : des traits piquans, elles en vinrent aux paroles amères, et des paroles amères aux mots irréparables. Les Mémoires de l’époque, joints à certains passages d’une lettre de Mme du Deffand, laissent assez deviner la tournure que prit cette querelle. Tout le passé leur remonta aux lèvres : l’une rappela ses bienfaits, fit valoir ses bontés, parla d’ingratitude, de perfidie, de « trahison, » évoqua la classique image du « serpent » qui paie d’une morsure le sein où il fut réchauffé. La riposte de l’autre eut la véhémence d’une attaque : comment aurait-elle pu aimer celle de qui, dès longtemps, elle s’est sentie « détestée, abhorrée, » qui n’a cessé de « l’écraser » sous le poids de son despotisme, de la froisser dans tous ses sentimens, de l’abreuver, avec une ingéniosité savante, d’avanies et d’humiliations ? Ce fut, des deux côtés, comme une impétueuse avalanche de reproches et de récriminations ; le long flot des rancunes amassées depuis des années au fond de leurs âmes silencieuses creva ses digues, s’épandit au dehors, semblable à une lave bouillonnante.

Après un tel éclat, la vie commune n’était plus tolérable ; elles le sentirent toutes deux ; la séparation s’effectua par un mutuel accord. « Elle fut brusque, » dit Marmontel ; il semble néanmoins que la rupture, le premier jour, ne fut pas absolue, tout au moins pas irrévocable. Cela résulte du billet que Julie, une semaine plus tard, fit parvenir à la marquise[2] : « Vous m’avez fixé un terme, madame, pour avoir l’honneur de vous

  1. Cette date résulte d’une lettre adressée à Voltaire par Mme du Deffand, le 2 mai 1764. Elle s’excuse de son retard à écrire en invoquant d’abord le trouble général causé par la mort de Mme de Pompadour, puis « les embarras domestiques » qui ont bouleversé sa maison. Mme de Pompadour étant morte le 15 avril, la scène avec Julie se place naturellement dans les jours qui suivent.
  2. Mardi, 8 mai 1764.