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pouvait le diviser en trois parts : les trompeurs, les trompés et les trompettes[1]. »

A la mesure parfaite dans la forme et dans l’expression, elle joignait le meilleur jugement et la plus lucide clairvoyance. « Je suis charmée de tout ce que vous dites sur le sens commun, écrit-elle à Walpole ; tout esprit qui ne l’a pas pour base est fatigant et ennuyeux à la longue. » Elle a droit de parler ainsi, car on ne peut avoir l’esprit plus sain que Mme du Deffand, ni raisonner plus juste, toutes les fois qu’elle est de sang-froid. Autant elle est entière, passionnée, excessive, dans l’ordre des sentimens, autant elle est calme et maîtresse de soi dans le domaine des opinions et des idées. Elle admet toutes les objections, pourvu qu’elles soient bien présentées, et abandonne volontiers son avis pour adopter celui de son contradicteur. Non pas, comme prétend Mme de Genlis, par insouciance et par paresse M’esprit, mais plutôt par l’effet de ce doute continuel, de ce scepticisme foncier, qui font qu’elle n’est jamais certaine d’avoir raison contre les autres. Et cette facilité, tant soit peu dédaigneuse, lui donne dans la conversation tout l’agrément de la douceur et de la bienveillance.

Ces traits du caractère de Mme du Deffand, nous les avons déjà remarqués et nous aurons encore à les souligner par la suite chez Mlle de Lespinasse : le goût de la sincérité, la simplicité dans le ton, la mesure dans le langage, la justesse dans l’esprit, l’éclectisme dans les idées. Et l’analogie s’accentue, si de l’ensemble on descend aux détails : en musique, en littérature, elles apprécient les mêmes ouvrages ; elles aiment les vieux classiques avec la même ferveur ; elles nourrissent les mêmes préventions contre les nouveautés. Elles sont pareillement dépourvues du sentiment de la nature. L’une et l’autre attirées par l’analyse de l’âme humaine, éprises au même degré des chefs-d’œuvre de la pensée, elles sont également insensibles à la beauté du spectacle du monde, à la magie des couleurs et des formes. « Vous appelez roman, écrivait, autrefois Hénault à Mme du Deffand, le clair de lune, l’idée des lieux où l’on a vu quelqu’un qu’on aime, une fête, un beau jour, enfin tout ce que les poètes ont dit à ce sujet. Il me semblait que cela n’était point ridicule… Soit, je vous demande pardon pour tous les

  1. Souvenirs et portraits du duc de Lévis.